samedi 16 mai 2009

Jacques-Charles Brunet & le Manuel du libraire.



Tous les amis des livres, les gens heureux qui commencent par les aimer tous, les esprits blasés qui finissent par adorer l'impossible, ont porté le deuil de leur maître et seigneur J.-Ch. Brunet, l'illustre auteur du Manuel du Libraire et de l’amateur de Livres.

Sa vie entière, honorable entre toutes, fut consacrée à ce travail sans fin, rempli de changements et d'obstacles de toutes sortes. Heureusement, il avait la patience, avec le goût de l'étude, et quand il entra dans la carrière où le but s'en va reculant toujours, il ne savait pas les déceptions d'une pareille entreprise. Il croyait traverser une rivière dont il voyait le rivage opposé, il a rencontré le vaste océan des livres qui depuis seulement quatre siècles s'en va montant et grandissant toujours.

Sans aller plus loin que la Bibliothèque impériale, on se rendrait un compte approchant de ces longs tumultes et de cette immense confusion du livre imprimé. Déjà, en l'an de grâce 1760, un bel esprit, qui ne calculait guère, avait calculé qu'il ne faudrait guère moins, à un lecteur de bonne volonté, que huit cents ans de lecture à quatorze heures par jour, pour lire assez légèrement les livres d'histoire enfermés dans la bibliothèque du roi ; ... il eût fallu deux siècles si le même homme eut voulu lire la théologie.

Et songez donc à tous les livres imprimés seulement depuis un siècle ! Il n'y a pas longtemps que la Bibliothèque impériale, un peu forcément (M. France, un digne libraire, en a-fait un bon catalogue!), rien qu'en journaux, brochures, affiches et pamphlets de la révolution française, achetait de quoi bâtir une muraille. Essayez de vous rendre un compte exact-des soixante-dix années que l'auteur du Manuel (né à Paris le 2 novembre 1780, mort à Paris le 14 novembre 1867) devait employer à se reconnaître en ces sentiers, dans ces labyrinthes, dans ces abîmes du livre imprimé !

Sans oublier les bûchers, les prisons, les catacombes, l'enfant qui gâte, l'ignorant qui déchire, le temps qui ronge et le censeur qui biffe, et la flamme, et le fer, et les guerres politiques, et les guerres de religion. Aussi bien M. Brunet fut longtemps à chercher, à tracer sa voie à travers toutes ces révolutions de l'esprit humain.

Il avait à peine quinze ans quand son instinct se révéla au milieu d'une librairie assez mal en ordre et peu féconde en belles choses. Il pouvait dire, lui aussi, de lui-même : incunabulis, je suis un incunable, ayant eu pour berceau des in-folio, pour couchette des in-quarto, et des in-octavo, oreillers bien faits à reposer une tête si bien faite. Il fit sa première lecture des Essais d'une bibliographie à peine ébauchée, à l'heure où les enfants lisent les contes de Perrault. Cependant, rassurez-vous ! Quand, plus tard, l'auteur du Manuel voulut des livres, pour son propre honneur, il se procura les Contes de Fées, en grand papier de Hollande, ornés de doubles gravures, et reliés par Derome, tout simplement.

En ces premiers jours d'une étude si constante, il lisait le Philobiblion de Richard de Bury, la Bibliothèque ou pour mieux dire le Catalogue de Conrad Gesner et les Annales typographiques de Maittaire, continuées par Michel Denis. Il lisait les commentaires de Guillaume Postel, auteur de l'Alphabet des douze langues. Il lisait les livres de Baillet, de La Croix du Maine, de-Ste-Marthe, et la Bibliothèque française de Du Verdier, sans oublier la Bibliothèque de l'abbé Goujet, qui savait peu, mais qui savait bien. A cette étude il trouvait un grand charme, et pourtant il se disait que ces premiers essais de bibliographie étaient à peine les fragments d'un travail sérieux.

Il admirait certes les travaux de François-Guillaume de Bure (mort en 1782 à l'âge de 50 ans), mais dans le répertoire de M. de Bure, en sept gros tomes, il rencontrait des lacunes effrayantes, une confusion déplorable et des oublis déshonorants à ce point que le nom de Shakespeare, un de ces poètes dont s'honore le genre humain, n'était pas inscrit une seule fois dans ces catalogues que M. de Bure avait commentés.

Tous ceux qui ont tenté, nous sommes du nombre, de lire une fois les sept volumes de M. de Bure en ont gardé je ne sais quelle impatience mêlée de colère, et cette impatience même a servi plus tard à leur faire apprécier l'ordre et la clarté, l'abondance et le bel esprit du livre excellent de M. Brunet. Cependant il faut, même pour le lecteur le plus attentif, une certaine étude, avant de se retrouver dans le classement de tant d'idées, ou, si vous aimez mieux, de tant de livres. Comment éviter le double emploi dans ces compositions si diverses et souvent si semblables l'une à l'autre ? Enfin comme il fallait que le Manuel fût bien disposé à l'avance et qu'il obéît aux lois strictes de la logique, pour qu'on y pût, dans le même ordre et sans rien déranger durant tant d'années, ajouter tant de livres nouveaux, ou tant de livres anciens nouvellement découverts ? En même temps, quelle patience, et quelle justice et quel discernement à mettre en belle lumière une si grande quantité de chefs-d’œuvre et d'ouvrages misérables ! Plus d'une fois M. Brunet s'avoua vaincu. Il succombait à la tâche; il disait: « C'est impossible! » et puis.... il recommençait le lendemain. Savez-vous cependant d'où lui vint ce courage à poursuivre, à compléter, à recommencer son œuvre, et sans cesse et sans fin ?

Cela lui vint tout simplement de la sympathie et des conseils que chaque ami des livres apportait à chaque édition du Manuel. Quand le lecteur vulgaire, avec la satisfaction de soi-même, montre au doigt le bibliophile ou le bibliomane en disant : A. quoi bon leur folie ? il ne sait pas que ces honnêtes gens apportaient au patient libraire une part de leurs découvertes. A peine ils avaient recueilli et colligé les livres de leur choix, ils en faisaient des catalogues, ils en disaient le prix et l'origine. Ils racontaient, heureux d'être entendus par quelque ami de la science innocente, les malheurs, les aventures et les accidents du livre, ici présent, qui désormais, grâce à tant de prudence et de zèle, ne pouvait plus disparaître, à moins d'un incendie. Ils disaient : «J'étais là, telle chose m'advint.» J'ai rencontré sur le quai, exposé à tous les orages, Le grand olympe des histoires poétiques du prince de poésie Ovide Naso... C'étaient les Métamorphoses d'Ovide, que ce brave homme avait rencontrées, traduites du latin en français, en l'an de grâce 1537 !

Ces chasseurs et ces pêcheurs de livres dans tous les carrefours, sur tous les quais, dans les coins sombres, dans le quartier oisif de toutes les villes de France, et même dans les regrats du nouveau monde, ont plus servi peut-être à l'utilité de la littérature française que, par les temps calmes, les beaux cabinets, dans les riches maisons, n'ont servi à la grâce, à la beauté, à l'utilité du livre. Le bel exemplaire armorié, couvert d'or et de pourpre, était enfermé à triples clefs dans des armoires sculptées qui ne s'ouvraient pas volontiers à l'esprit jeune, à l'étudiant pauvre, aux nouveaux venus que chaque vingt ans amène à la douce lumière. Eh bien ! laissez venir la révolution française, elle ouvrira violemment, je le sais, injustement, c'est vrai, les précieux dépôts si bien gardés, trop bien gardés, confiés à des mains avares. Dans ces ferventes journées, liberté pour les hommes, liberté pour les livres !

Les couvents étaient ouverts, les bibliothèques n'étaient plus fermées !

Et même, en remontant plus haut, qui voudrait compter le nombre des tomes dispersés utilement et mis à la portée de tous par l'injuste exil de certains religieux qui, n'osant plus lire, osaient moins encore prêter leurs historiens et leurs poètes.

L'ordre était, d'ailleurs, que le livre, ici présent, n'en sortît pas. Excommunication majeure pour le bibliothécaire imprudent qui donnait l'essor à tel poème, à telle histoire. A peine effarées, çà et là, ces précieuses épaves rencontrèrent des amis qui leur rendaient honneur et respect. Si le livre était dépouillé misérablement de son antique splendeur, son nouvel hôte avait le soin de l'habiller honnêtement; le livre incomplet-était complété. Parmi ces sauveteurs qui faisaient des miracles, comme autrefois la fille de Pharaon sauvant le petit Moïse en son berceau qui va sombrer, il y avait des hommes si bien inspirés, qu'ils rencontraient justement le dernier exemplaire d'un bel ouvrage... Une heure plus tard, il était déchiré pour quelque infâme usage. Au premier rang de ces hommes heureux, nous placerons le vénérable M. de Monmerqué, M. de Lécluze et son beau-frère M. Viollet-Leduc, dont la bibliothèque a servi longtemps de repère aux jeunes écrivains du Globe, et c'est là, pour la première fois, qu'ils ont fait connaissance avec nos vieux poètes français, du premier âge à Villon, de Villon à Marot, de Marot à Ronsard, de Ronsard à Malherbe. On les retrouvera superbes et tout brillants d'une fraîche nouvelleté (nos 256 à 352) dans le présent Catalogue.

Certes, nous serions ingrats de vous oublier, parmi ces faiseurs de conquêtes suivies de tant de joies et qui n'ont coûté de larmes à personne, aimable et charmant Nodier, dont le nom glorieux se rencontre si souvent dans le Manuel.

Il y aurait aussi une grande injustice à ne pas mettre au premier rang l'émule et l'ami de M. Brunet, ce bibliophile infatigable appelé M. Parison. « Parison, disait M. Cousin, a tout fait pour les autres, il n'a rien fait pour lui-même. » M. Brunet, son digne ami, écrivait une belle préface au Catalogue de M. Parison, et nous avons tous lu cette aimable page avec autant de curiosité, disons mieux, de passion, que le premier voyage de Christophe Colomb dans ses terres du Nouveau-Monde. On eût bien fait de rendre à chacun de ces dénicheurs de merles blancs l'honneur de ses propres découvertes.

Leur nom, qui ne mourra pas, y eût gagné un intérêt tout-puissant. Ils ont rendu de grands services à M. Brunet le nomenclateur. Ils ont décrit les plus beaux livres, ils en ont dit la forme et le prix; ils les ont fait aimer, même par leurs héritiers et par leurs femmes, si facilement jaloux de la note des relieurs. C'est ainsi que le Manuel s'est enrichi des trouvailles et des études de ces amateurs éclairés : MM. Meon, marquis de Landsdowne, Naigeon, d'Ourches, duc de Roxburghe, colonel Stanley, comte de Mac-Carthy, Chardin, Sykes, prince Galitzin, marquis de Châteaugiron, Richard Heber, La Bedoyère, Double, le prince d'Essling, le comte de Boutourlin, Aimé Martin, Etienne Quatremère, Auguste Veinant, Cigongne, Pierre Deschamps, consulté plus d'une fois par les plus savants maîtres ; qui encore ? le duc, et plus tard madame la duchesse de Noailles. Ces Noailles ont été de tout temps les amis des livres, le duc de Saint-Simon leur en faisait un reproche; il ne se doutait pas que ce serait, quelque jour, une part de leur gloire et de leur popularité.

N'oublions pas dans nos louanges et dans nos respects le digne et légitime héritier de ces grands bibliophiles, un savant caché sous le capitaine. Esprit juste et droit. Profond connaisseur, affable à tous, accessible à tous. Dans cet asile hospitalier où le travail le console, il n'a voulu que des chefs-d'œuvre.

Un livre, à moins d'être parfait, ne saurait entrer dans ce musée empreint du génie et du goût de ce maître excellent. (Atavis edite regibus.)

Si nous ne parlons point ici de la Bibliophoblia et de la Bibliomania de l'anglais Thomas Dibdin, c'est que nous aurions peur que M . Brunet, qui n'était pas patient : « Pourquoi donc, dirait-il, mettre en si bonne Compagnie un faiseur de livres à images. qui n'était rien moins qu'exact et fidèle ? Il parlait beaucoup pour ne rien dire, Thomas Dibdin, et de ses meilleurs livres les bibliophiles anglais ont fait des risées. Il s'est moqué de lui-même, et je ne saurais témoigner la moindre sympathie à ce mauvais plaisant. N'irritons pas M. Brunet. Je suis sûr qu'il est importuné même de nos éloges. Mais lorsqu'enfin, parmi tant de différentes classifications (M. Gabriel Peignot en a exposé dix-neuf dans son Dictionnaire de bibliologie, en trois volumes in-8, 1802), apparut en 1809 la première édition du Manuel, ce déjà très-savant livre obtint un grand succès parmi les lecteurs intelligents, et très-étonnés de voir en si bel ordre une suite inespérée de douze mille articles représentant trente mille volumes catalogués.

Désormais la science bibliographique était définie, et les esprits studieux seront certains de rencontrer, dans ce traité sans pair, le renseignement longtemps cherché. Ici sont renfermés les moindres détails de tout ce qui compose un livre : dates, formats, prix, remarques ; une grande habileté à donner le titre exact, toute la sagacité du bibliophile unie à l'amour profond de ces très-beaux ouvrages que nous suivons à la trace. En même temps l'infatigable éditeur, obéissant à tant de changements dans l'étude et dans le goût des savants, des simples curieux, ajoute ou retranche avec grand soin ce que le temps efface et tout ce que la mode a remis en lumière.

Voilà comment, par cette étude approfondie de tous les jours, le Manuel se transforme à chaque édition. «Telle une cité nouvelle que l'on bâtirait sur les fondements de l'ancienne cité ! » disait M. Brunet. Il suffira, pour bien comprendre les progrès de son livre, de relire, au premier tome : Amadis, Arioste, Boccace, Calvin, Cervantes, et tous les noms qu'il ajoute à ces noms célèbres. Il a plus que doublé (son Catalogue est un témoin) les éditions du quinzième siècle : Ars moriendi, Ars memorandi, Bible des pauvres, Calendriers, éditions xylographiques, et ces vénérables tomes sans nom d'imprimeur, contemporains de Guttenberg. Viennent ensuite les éditions princeps des grands classiques latins ou italiens ; bientôt les réimpressions, plus tard les premières éditions des livres en langue vulgaire et les premiers efforts de Colard Mansion à Bruges , de l'imprimeur Caxton en Angleterre, et de toutes les premières impressions dans les principales villes de l'Europe, à l'heure où l'imprimerie était un métier nomade, l'imprimeur allant de ville en ville avec ses caractères et sa presse implorer quelque travail dont il négligeait souvent de dire l'origine.

Il en a coûté, j'en suis sûr, à M. Brunet, d'adopter si franchement et de porter à si haut prix ces produits si recherchés de nos jours. Il n'estimait guère ces fragments d'une littérature oubliée et d'une typographie assez semblable à quelque grimoire: miracles, mystères, sotties, farces, chroniques, almanachs...

Oui, mais il a fini par une adoption complète. Courbe la tête, fier Sicambre! Il n'aura pas été content, ce bon esprit élevé à l'école académique de Despréaux, le jour où de ses mains vaillantes il arrachait au bûcher du curé et du licencié Samson Carasco les livres de Don Quichotte : Amadis de Gaule, Amadis de Grèce et tous les Amadis. Les voilà donc, se disait-il, revenus en honneur ces fameux livres flagellés par le grand Michel Cervantes, et moi, Charles Brunet, libraire et fils d'un libraire, qui n'eût pas donné six liards de Don Belianis, fils de l'empereur don Beliano, je vais mettre à grand prix dans ce livre où les plus sages productions sont honorées : Tyran le Blanc, les Nymphes de Hénarès, les Remèdes à la jalousie, par Bartolomé Lopez... II se consola quelque peu en plaçant dans ce chapitre inattendu les Larmes d'Angélique, poème en douze chants, de Luiz de Soto (Madrid, 1586).

Que j'aurais donc voulu le voir, ce dédaigneux de toute emphase, aux prises avec les titres fastueux si chers à l'Espagne : archicosmographe, archihistoriographe , archimathématicien. Quelle grimace il eût faite, s'il eût été forcé, par l'unanime adoption des bibliophiles, d'inscrire en ses pages sévères le nom de toutes ces académies burlesques dont l'Italie a donné le premier exemple, et que plus d'un grand peuple a suivi : les Seraphici, les Elevati, les Inflammati, les Olimpici, les Parthenici, les Ostinati, les Otiosi, les Somnolenti, et tant d'autres !

Il s'est pris, chemin faisant, de la plus belle passion pour les célèbres imprimeurs : Antoine Vérard, Trepperel, Jean Dupré, Aldes, Elzevier et ce courageux Robert Estienne, l'auteur du Specimen du Glossaire à venir (1[554). Pour ce simple essai Robert Estienne fut brûlé en effigie au mois de novembre (1556). Comme il se cachait dans les montagnes de Genève: « Jamais, disait-il, froid plus vif que le jour où je fus brûlé ».

Les martyrs de l'imprimerie étaient modestes comme des héros, M. Brunet leur en tient compte. En revanche, il résiste autant que le célèbre Baillet (dans les Jugements des savants) à ces titres magnifiques que se donnaient entre eux les collègues de Trissotin et de Vadius : docteurs scolastiques, docteurs angéliques, sérafiques, illuminés , subtils, admirables, universels, très fondés, très-résolus.

Naturellement, les préférences de M. Brunet s'attachaient aux choses qu'il savait le mieux. Il aimait avant tous les autres le dix septième siècle, il l'appelait volontiers le grand siècle. Il disait, et le démontrait, que c'était la belle époque des sages imprimeurs et des plus habiles relieurs. Il se plaisait à contempler les portraits fidèles, les belles images, et plus il avait célébré les ornements de Geoffroy Tory et les dessins de ces faiseurs d'illustrations des temps passés : Wolgemüth, Schäuffelin, Sandro Boticillo, Baccio Baldini, André Mantégna, l'école de Marc-Antoine Albert Dürer, Luc de Cranach, Lucas de Leyde, Sebald Beham , Joss Amman , plus il admire et nous fait admirer les maîtres moins naïfs : Léonard Gaultier, Théodore de Bry, Jacques Callot, Etienne la Bella, les Audran, les Bolsweert, Antoine Masson, les Edelinck , Saint-Aubin Chauffard, le charmant Eisen, son complice, et avec ceux-là tous les grands écrivains : Couronnés de lauriers par la main de Nanteuil.

Ils ont aussi leur louange en ces pages considérables , les maîtres d'hier : Prudhon , Bonnington , Alfred et Tony Johannot.

La première partie de son Catalogue, ornée d'une notice biographique de M. Le Roux de Lincy, qui est un très-bon juge, attesterait au besoin de la très-sincère admiration de M. Brunet pour ces œuvres exquises, si chères aux amis des livres, dans toutes les nations. Il ne croyait jamais payer trop cher un livre ayant appartenu aux plus célèbres amateurs , rois, princes, magistrats, capitaines : Grolier, François Ier, Henri II, Henri III, Catherine de Médicis, Marguerite, première femme de Henri IV, J.-A. de Thou. Voilà pour la première moitié du dix-septième siècle, un siècle connaisseur. M. Brunet recherchait de préférence les reliures de Le Gascon, le premier relieur du monde après Du Seuil, et si le livre avait appartenu au roi Louis XIII, à la reine-Anne d'Autriche, à Gaston d'Orléans, à Richelieu, à Colbert, au chevalier Hubert de Montmort, au grand dauphin, à madame de Chamillart, à madame de Sévigné, son amie, et mieux encore à quelqu'un de messieurs du Port-Royal, rien ne lui coûtait pour l'obtenir.

Sa vente est un éblouissement. Il faudrait tout noter si l'on voulait être juste, et nous sommes parfaitement convaincu des prix exorbitants, des nouveaux prix auxquels vont s'élever cette fois encore les beaux livres, même après la vente, illustre entre toutes, de M. Yemeniz. Voici donc une série introuvable d'exemplaires dignes de la Belle au bois dormant, pour peu qu'elle s'appelât comtesse de Verrue. Tel volume appartenait à ces trois amateurs : Maïoli, Grolier et Ballesdens.

Henri III possédait ce bréviaire de Notre-Dame; Anne d'Autriche cette Utopie de Thomas Morus ; M. de Thou le Valerius Flaccus, mieux vaudrait l'Horatius Flaccus. Sur la Rhétorique de Cicéron, Jean Racine écrivait son nom et ses notes.

Qui ne voudrait toucher de ses mains tremblantes d'émotion l'Anacréon de ce terrible réformateur, M. de Rancé ? A quinze ans, qui l'eût dit ? ce jeune homme enivré de passion et de bel esprit traduisait :

Mais, hélas ! ma lyre rebelle
Ne peut chanter que les amours.

Voulez-vous encore des admirations ? En voici, en voilà!

Plusieurs livres appartenant jadis au grand Dauphin, fils de Louis XIV, le triste élève de Bossuet. Le Baïf de Catherine de-Médicis. Un livre... il n'y a rien de pareil chez les fées, les Contes de La Fontaine, édition des fermiers généraux, le chef d'œuvre de Derome, en digne pendant avec le Daphnis et Chloé de 1718, relié par Padeloup. C'est bien le cas de redire : « Il faut le voir pour le croire, » et même quand on l'a vu on n'y croit pas.

Quant à nous, si notre humble goût pouvait venir en parallèle avec l'admiration que ce galant homme a ressentie à l'aspect de tous ces miracles dont il était si fier, nous nous adresserions surtout aux éditions originales qui paraissent pour la première fois dans la quatrième édition du Manuel. M. Brunet avait accepté l'édition originale ; il l'admirait de toutes ses forces, comme on peut le voir dans ses curieuses recherches sur les éditions originales de Rabelais (Paris, Potier, 1852). Du Manuel nous aurions beaucoup à dire encore avec l'aide des meilleurs-bibliographes et du savant M. Scott de Martinville. Élevé dans l'admirable bibliothèque où règne et gouverne en maître absolu l'honneur des bibliographes modernes, M. Ambroise-Firmin Didot, M. Scott eut l'insigne honneur que M. Brunet acceptât son intelligente intervention.

On peut dire à bon droit de M. J.-Ch. Brunet qu'il a fait à la littérature européenne un présent inestimable. L'esprit humain, grâce à lui, trouvera plus tard, à chaque période, un grand registre où très-facilement prendront place, à la suite de leurs maîtres, les poètes, les historiens et les théologiens qui se transmettront le flambeau de siècle en siècle. A peine achevé, le Manuel recommence, éternel comme ce fameux couteau dont on changeait tantôt la lame, et le manche un peu plus tard.

Très-brave homme, accessible aux meilleurs sentiments, tout rempli des souvenirs de son père et de sa mère, aimé des meilleurs parmi les lettrés, riche uniquement du bien que lui avait donné son généreux livre, M. Brunet ajoutait à toutes ces qualités, à tous ces bonheurs, la pointe aiguisée et très-fine d'une excellente ironie. On lirait le Manuel, uniquement pour le plaisir de rencontrer çà et là ces malices sans méchancetés ; même on en ferait un recueil. J'en avais noté plusieurs, mais le temps me presse, et je ne peux que répéter cette facétie. En parcourant un catalogue il rencontre un jour le Régiment de la Calotte au milieu des livres de théologie, et le voilà qui se met à rire aux Mats :

« C'est bien fait, dit-il, et que ça vous apprenne à ne pas prendre un commissionnaire pour enregistrer les livres que vous pouvez avoir ! »

C'était donc un homme heureux en toute chose : en malice, en librairie, en beaux catalogues, en exemplaires admirables, en sincères admirateurs, en amis dévoués. Son dernier bonheur, le voici : il eut les honneurs d'une oraison funèbre du bibliophile Jacob; son Catalogue est signé par deux libraires, ses confrères et ses amis, ces deux associés d'un goût parfait, d'une prudence exquise, M. Labitte et M. Potier.

J. JANIN.

in LE BIBLIOPHILE FRANÇAIS,
Gazette illustrée des Amateurs de Livres, d'Estampes et de haute curiosité, T.1, 1868

Xavier pour,
Bertrand
Bonne soirée

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