dimanche 16 novembre 2008

Des gens de lettres, des savants et des bibliophiles. L. Derome (1879)




Petite homélie dominicale...

"Ceux qui recherchent les livres rares et ne sont point des gens de lettres, des savants, des professeurs ou des lettrés, sont de la part de ceux-ci l'objet d'une mauvaise humeur voisine du mépris, sinon de la haine. Il y a plus de rancune que de mépris dans cette malveillance. Les amateurs sont des concurrents inattendus, des concurrents devant lesquels on est souvent obligé de baisser pavillon, parce qu'ils sont riches et emploient leurs écus en guise d'arguments. L'argent est, en effet, un argument décisif en pareille matière. Les meilleurs tropes d'Aristote n'ont pas le privilège de l'émouvoir (l'argent ne s'émeut pas... NDLR). Il lui suffit de se présenter pour vaincre et, à première vue, son intervention est vraiment agaçante. Il n'y a pas longtemps (nous sommes en 1879) que les livres rares, les éditions précieuses, les incunables du XVe siècle, les impressions primitives de nos écrivains nationaux étaient, pour ainsi dire, à la portée de tout le monde ; il était facile de se les procurer sans sacrifice onéreux ; leur bon marché relatif les rendait accessibles aux fortunes les plus médiocres. Du moment que la mode est venue de les posséder, de s'en faire un titre à la considération, un moyen de flatter sa vanité, de les regarder en un mot comme des objets d'art et d'ameublement, qu'il a été de bon goût d'avoir une bibliothèque composée d'oeuvres de choix, ornées d'une reliure splendide, les livres rares ont acquis une valeur de fantaisie, qui a fait de leur possession un attribut à peu près exclusif de la richesse (...)

Il y eut des protestations, des grincements de dents (...), les savants, qui sont bilieux par tempérament , dérangés dans leurs habitudes, frustrés dans leur innocente convoitise, dépuillés sans pitié de ce qu'ils étaient accoutumés à regarder comme leur bien, se sont plaints d'avoir à renoncer ainsi à l'héritage séculaire de leur caste. (...) ils ont cherché à faire du bibliophile, de l'amateur, du collectionneur étranger à la confrérie de sainte plume une tête de turc. Ce sont, répètent-ils à l'envi, des maniaques, des ignorants vaniteux, des ventrus, quand ce ne sont pas des agioteurs qui spéculent sur les livres comme on spécule à la Bourse. (...)

Le goût des livres s'est répandu. Au lieu d'etre mécontents, ils devraient s'en féliciter. Cela démontre qu'on fait cas de ce qu'ils écrivent, qu'ils occupent au sein de la société moderne (1879) une place considérable, nouvelle, imprévue, que leur condition est supérieure à ce qu'elle a été jusqu'ici, en un mot qu'ils tiennent le haut bout dans un monde où ils ont été longtemps des parasites, où ils ne formaient qu'une domesticité particulière. Ils ne se souviennent pas d'avoir succédé auprès des grands aux nains et aux bouffons, d'avoir vécu durant de longs siècles de pensions et d'aumônes, dans une situation intermédiaire entre celle d'artiste ambulant et celle de valet de chambre. Ce ne sont plus les jongleurs qui on fait don d'un habit le lendemain d'une fête où ils ont joué un rôle. Le temps est loin où Marot se vantait sur le titre de ses ouvrages de la qualité de valet de chambre du roi. Même au XVIIe siècle, Molière était valet de chambre du roi, Madame de Sablé ayant diminué son train de maison écrivait qu'elle n'avait gardé que son chat, son chien et La Fontaine ; La Bruyère amusait à table le prince de Conti. (...)"

Ainsi s'exprimait Léopold Derome dans l'avant-propos de son ouvrage publié en 1879 "Le luxe des livres" (Paris, Ed. Rouveyre).

Le monde a changé. Les bibliophiles et les gens de lettres également. Mais cependant j'ai trouvé ce propos très intéressant dans la mesure ou parfois (pour ne pas dire souvent) j'ai ce sentiment diffus d'un égal mépris de la part des "savants", et du personnage "bibliophile" (ce maniaque incompréhensible qui amasse de la reliure et du beau papier pour ne point lire...) et du "livre de bibliophilie" (cet objet qui ne leur donne ni frisson ni joie et pour lequel ils ne comprennent pas qu'on se damnerait, nous les fols bibliomanes...).

Je ressens, tout comme
Léopold Derome il y a plus d'un siècle, ce "mépris", cette "incompréhension", ce "désaccord majeur".

Évidemment, je ne cherche pas à tirer de tout ceci des généralités qui ne seraient pas proverbiales, non, c'est seulement une impression... que je vous livre, et à laquelle je vous invite à réagir.


Amitiés dominicales,
Bertrand

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