lundi 11 novembre 2013

SURENCHÈRES ! par Arco Amirad



SURENCHÈRES !


     Lorsque Saint-Louis en 1254 créa à Paris le corps des sergents à verge et à cheval destiné à conduire les ventes forcées (la terminologie illustre tout un contexte...) laissant aux fripiers la mainmise sur les ventes volontaires, nul n’imaginait l’extension que la fonction prendrait... Il s’agissait alors de régler principalement le droit des faillites. Trois siècles plus tard Henri II institua un code imposant aux fripiers d’acquérir une charge, ce qui de facto fit d’eux des agents officiels. Louis XIV porta le nombre des huissier-priseurs parisiens à 120, chiffre surprenant pour une ville de 700.000 habitants…
Judiciaires ou habilités aux ventes volontaires, ils sont aujourd’hui un millier à exercer en France, beaucoup comme simples claqueurs de marteau salariés d’études. Et si l’achat d’une charge (comme sous l’Ancien Régime) demeure la règle prohibitive, la profession depuis la Réforme de juillet 2000, sous couvert d’harmonisation européenne, a vu croitre ses prérogatives, les SVV devenant des maisons de commerce comme les autres.
Huit-cents mille morts chaque année dans l’hexagone !... Ça peut paraitre cru et évoquer la tranchée de Verdun... Mais à l’image des Pompes funèbres le marché captif de la succession est un business colossal. Seul, le commissaire priseur (CP) ne serait pas grand-chose dans cette affaire mais au fil des ans il s’est entouré d’auxiliaires, apporteurs d’affaires de tous poils qui drainent à lui une marchandise impossible à atteindre autrement, rabatteurs rémunérés de la façon la plus légale qui soit. Je le sais bien, j’en fus. Mais dans le paysage bocager que la France persiste à être, le CP entretient des liens opportuns avec des partenaires occupés à creuser pour lui le sillon, je veux parler du notaire et de l’huissier (encore des charges de l’Ancien Régime…) ainsi que le liquidateur pour ce qui concerne le judiciaire. C’est à eux que le CP doit ses plus belles (lucratives) successions.
Question : à la mort du vieux collectionneur de Langres, pourquoi sa superbe bibliothèque par l’intermédiaire du notaire de famille a pris la direction de la salle des ventes, plutôt qu’échoir au libraire de Troyes ?... Quelle  influence, et dans l’intérêt de qui la décision d’attribuer à l’un ou l’autre ; qui décide de la dispersion post mortem ou de la faillite d’une officine ?...
Les ententes tacites entre coreligionnaires - surtout en province où l’on a fait son Droit sur les mêmes bancs, sont naturelles et humaines. Qui n’agirait ainsi  ?... La guerre de Troyes n’aura pas lieu. Pour autant voyons les choses en face : l’adjudicateur ne sert pas toujours au mieux l’intérêt de l’héritier pour qui l’argument de la valorisation du patrimoine est l’essentiel. Cela en tous cas au détriment du libraire local qui voit lui échapper un achalandage qui ne manquera pas de lui faire défaut.
    L’achalandage est crucial pour le libraire. Comment drainer à soi la clientèle dès lors que l’offre, la fraîcheur du stock ne sont pas au rendez-vous ? Il s’agit là d’un insoluble problème de quadrature du cercle.
Quand mon grand-père bibliophile après un demi-siècle d’heureuse moisson tira sa révérence, il ne serait venu à personne l’idée parmi les successeurs de convoquer un CP... Le renouvèlement des générations, toutes collections confondues, jouait à plein et il se trouvait plutôt trop d’amateurs que pas assez. Des bibliophiles inconnus se manifestaient, faisaient des offres… Et si la bibliothèque pour partie devait quitter le giron familial, la voie naturelle consistait à s’adresser au libraire et de conclure de gré à gré, avec la suite heureuse d’approvisionner le marché local. Et parfois comme le retour de l’enfant prodigue, la surprise de retrouver  en rayon l’exemplaire que le libraire jadis avait vendu au défunt !…
     Force est de constater que la mutation des goûts et des meurs amoindrit  la transmission verticale. Des pans entiers du patrimoine ne concernent plus que les têtes chenues. Nous connaissons tous pléthores de jeunots qui à la féérie d’une bibliothèque préfèrent le mirage d’une  croisière aux Seychelles. Par un implacable coup de bilboquet, les successions familiales vont au plus offrant. Et sauf à disposer d’un capital d’investissement très conséquent elles échappent largement au libraire. Bon nombre d’entre eux faute de moyens et donc de marchandise se morfondent. La librairie est un sacerdoce. On y entre comme dans les ordres par amour et utopie… pour réaliser dès le premier assaut qu’il s’agit d’une occupation de capitaliste qui nécessite d’être lourdement armé. CQFD.
     Organisée en structure commerçante élaborée, opportunément favorisée par l’évolution contemporaine du commerce,  la salle des ventes agit sur les esprits comme les feux de la rampe, casino de tous les possibles jouant deux coups d’avance contre la librairie, l’incomparable visibilité de l’Internet pour complice. La quasi totalité des CP ont franchis le pas avec l’intention avouée -et l’effet imparable- d’évincer la chaîne des intermédiaires, et se substituer à eux en se posant comme l’interlocuteur exclusif du client final. Force est de constater qu’ils sont en passe d’y parvenir. Adjugé-vendu… Petits ou gros les courtiers le savent intimement, les maillons forgés depuis la nuit des temps vont être brisés au seul bénéfice du moloch au marteau qui concentre tout.
     Douze ans après la réforme, le CP devenu commerçant décomplexé s’est rué dans la brèche : journées d’expertises gratuites, séduisants catalogues en ligne, ventes thématiques, publication de résultats fracassants, prestations personnalisées, avances sur recettes, publicités flatteuses, vacations dématérialisées sur simple clic depuis les antipodes… Tout est mis en œuvre par la salle des ventes pour incarner l’image du commerce moderne. Il faut dire que parmi ses atouts elle dispose de  grain à moudre : en 20 ans la taxe perçue  sur l’enchérisseur acheteur est passée de 10 à 25 % ! Ajoutée aux 15 % prélevés sur le vendeur, 40% du montant adjugé tombent dans la poche de l’organisateur de la vente ! Un rapport incomparable d’autant qu’à l'inverse du libraire propriétaire de son stock, le CP se voit confier des lots à vendre dans lesquels il n’a rien investi…
     Hors de France où les impératifs légaux pour l’organisation d’enchères en salle n’existent pour ainsi dire pas, l’hémorragie dans les rangs de la librairie ancienne est déjà sans retour. Bien des métropoles se sont vidées de leurs librairies physiques au profit de ventes en salle et d’un commerce Internet polymorphe. Bruxelles capitale de l’Europe est aujourd’hui le désert de Gobi, la presque totalité des librairies n’en ayant plus que le nom, leurs locaux de simples entrepôts n’accueillant plus la clientèle, les animateurs historiques ayant succombé au chant des sirènes.
     Au final presque résigné on serait tenté de baisser les bras et de conclure que la salle des ventes, acteur économique parmi d’autres, s’est s’imposée par K.O technique à la régulière, parce que mieux adaptée au marché et aux réalités du  monde ; que le commerce des hommes éternellement est voué à périr et se recomposer, l’âge d’or de la Route de la soie révolu, l’univers des enchères correspondant à l’air du temps… ce qui n’est pas totalement faux. Mais les choses ne sont pas non plus si simples.
     Certes, la SVV à la faveur d’une réforme taillée sur mesure par des crypto-libéraux a su saisir l’opportunité et conquérir des parts de marché. En face, l’icone nostalgique de José Corti blotti derrière son poêle Godin son matou sur les genoux, peut sembler désuète…
     Il existe pourtant une belle part d’ombre dans l’irrésistible ascension car l’activité d’une salle de vente repose à plus d’un titre… sur du bluff. Aucun de ses familiers n’ignore qu’une partie très substantielle de ce qui y est dispersé provient de déstockages de professionnels en mal de trésorerie, les libraires ne faisant nullement exception… Un CP spécialisé en bibliophilie me confiait il y a peu que 8 ouvrages sur 10  adjugés dans sa dernière vacation provenaient des étagères de marchands, pour repartir sur celles de confrères ! Consanguin le libraire, acteur de sa propre disparition ?... Depuis des lustres c’est un secret de polichinelle : de nombreux CP grimés en collectionneurs enfreignent la loi en achetant en salle de quoi étoffer leur future vente trop maigrelette, pariant sur un prix supérieur en leurs murs… Consanguin, juge et partie le CP ?…
     Si à cela on ajoute le fait que beaucoup d’ouvrages acquis en salle coûtent plus chers qu’en librairie, au nom de l’émulation propre au combat de coq et aux savants effets de manches  du marteau… On finit par s’interroger sur le pourquoi d’un tel succès. La salle de ventes c’est indéniable procède de l’usine à rêves, barnum clinquant où le beau coup parait toujours possible mais où la règle du jeu en définitive est biaisée. A l’enchérisseur flambeur du premier rang levant la main avec ostentation, répond l’amateur discret qui pousse une porte à grelot... Les deux systèmes seraient incompatibles, l’un immanquablement voué à juguler l’autre ?...
      Trente ans après la loi Lang qui en son temps souhaita sanctuariser le livre neuf soumis à une dérèglementation sauvage au moyen du prix unique (le livre est-il un produit comme les autres ?...), il est indéniable que la librairie ancienne en boutique bat de l’aile à son tour. Tous les indicateurs sont au rouge. Adossée à la terrible force de frappe d’Internet, la puissance fantasmatique exercée par la salle des ventes, qui n’a d’égal que celle de la Française des Jeux, détourne pour partie la clientèle des lieux de commerce traditionnels. Mais les mêmes causes produisent les mêmes effets et le livre ancien n’est pas seul sur la sellette : boutiques d’antiquités, galeries d’art… C’est l’ensemble des activités relatives au commerce culturel qui se voit comprimé entre le marteau et l’enclume.
      S’il existe une réponse appropriée à l’offensive, elle ne réside sans doute pas dans une réglementation quelconque, mais dans une pédagogie auprès du collectionneur particulier quand à la véritable nature de la salle de ventes et son mode de fonctionnement.


Arco Amirad

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