jeudi 24 octobre 2013

La Reliure contre le Texte ? ou comment la forme nuirait au fond, par Norbert Vannereau


Photographie Copyright Bruce Nauman


Du (trop) fameux Qu’importe le flacon pourvu qu’il y ait l’ivresse de ce cher Baudelaire à L’important c’est ce qu’il y a dans la boite d’un industriel de la conserve, le rapport contenant-contenu est souvent perçu comme source d’ambiguïtés. Un contenant -la forme- de toute éternité sera nécessaire au contenu faute de quoi le contenu - le fond donc- n’existe pas... L’histoire des idées imprimées l’atteste, sa révolution perpétuelle liée intimement au style. Sans flacon, pas d’ivresse…

Quand Marcel Duchamp il y a 100 ans expose des toiles sans cadre, le tollé est général, l’œil bourgeois -c’est toujours actuel- peine à se passer d’un cadre pour considérer une peinture...Une dégustation de vins à l’aveugle ruine la prétention d’expertise du plus grand nombre, le calibre de la bouteille mais surtout l’étiquette concourent à l’apprécier…L’hagiographie favorablement tronquée des monarques -des politiciens à présent- se joue jusqu’au tournis de l’image au détriment du contenu… Jusqu'à quel point la forme vampirise-t‘elle le fond, au risque de le vider de sens ? Quel est le rôle des apparences sur notre jugement ? En matière d’art, l’emballage aurait-il le pouvoir de transcender le contenu ? Vaste sujet... Le problème de la subjectivité de la forme est loin d’être réglé.

Ces brèves digressions amènent au sujet qui nous intéresse : la reliure et sa fonction. L’amoureux transit de reliures que je suis ose à peine poser la question : à quoi au juste sert la reliure ?... A rien, à tout... N’a-t’elle pas toujours été argument à agrémenter, à plaire, à séduire, à faire vendre un texte plus ou moins rébarbatif, bref : à le tronquer par le biais d’un artifice ?...

C’est la naissance de l’imprimerie et la propagation d’une littérature profane qui permettra l’avènement d’un art de la Reliure. Tant que l’écrit dans son immense majorité fut à caractère religieux, transmis sur parchemins par les copistes du clergé, la reliure demeura primitive ; les rares contre-exemples qualitatifs comme autant d’arbres cachant la forêt.

Contrairement à un art de l’enluminure, précoce dans le temps mais initié par Byzance et ne concernant qu’un nombre minime d’ouvrages, l’usage de la reliure consistera longtemps à ranger des feuillets sous une couverte rustique et solide à des fins pratiques, nécessité d’ordonnancement… L’humidité des monastères et des places fortes où les grimoires sont conservés au moyen-âge impose un emballage inaltérable sans fioritures. En un mot comme en cent : l’aspect utilitaire prime sur toute autre considération. Peu d’inscription sur les plats grossiers, un Ex libris occasionnel ou une marque d’identification au dos. Cuir brut, écorce ou vélin muet à rabat sont la règle… Difficile dès lors de parler de reliure.

C’est aussi que le texte saint tout-puissant doit se suffire à lui-même et cela tient du renoncement. Il reflète l’ordre décrété du monde selon le dogme chrétien : l’apparence du livre n’est rien car le texte est Tout, pourrait-on dire. Par cet absolu du contenu, qui interdit de fait un art de la Reliure, transparaît le dessein impérieux de contenir l’humanité vers l’essentiel ; viatique qui n’est pas sans rappeler le combat des iconoclastes et des iconodoules (cela mériterait un livre complet).

Il faudra attendre la Renaissance et la redécouverte d’une pensée humaniste pour voir tempérée l’absolue primauté du fond sur la forme : l’homme n’est-il pas léger et inconséquent par essence ?... Nous sommes certes là encore bien loin du livre-objet, livre moderne conçu comme un tout, contenant répondant au contenu, livre où le plaisir de manipulation devient argument de lecture… Il n’empêche, les perfectionnements de l’artisanat apportent les outils d’un art en gestation. Mais à quoi tiendra l’éclosion de la Reliure d’Art ?

La montée en puissance de la bourgeoisie des villes et des Parlements fut sans doute le déclencheur. L’amélioration de l’habitat favorise la possession d’ouvrages, l’avènement d’une sphère privée au sein des maisons sanctuarise bureau et bibliothèque, à la fois pièces et meubles. Mais c’est la mentalité urbaine et la conscience naissante de l’individu qui multiplie les centres d’intérêts. Histoire, voyages, fables, poésie, théâtre et chansons, l’écrit n’est plus seulement l’écho du culte mais celui de littératures variées. Le livre ne se veut plus exclusivement objet de réflexions souvent rébarbatives, mais plaisir et légèreté… Et à l’agrément du texte s’ajoute celui de son réceptacle. Qui, à une rude couenne de truie râpeuse ne préfère pas l’élégance d’un maroquin estampé ; voire ses armoiries frappées en dorure ?... Quel esprit distingué amoureux des facéties de Plaute n’aspirerait au bonheur d’une reliure en rapport ! Une classe éduquée se pique et rivalise désormais de posséder ces nouveautés. Adieu la reliure uniforme du presbytère ! Le champ des possibles est infini et les dés sont jetés.

Certes, la bibliothèque ecclésiastique de l’âge classique ne sera pas en reste avec l’apparat, la magnificence que l’on sait...et l’adhésion à toutes les modes en vogue. Le catalogue d’inventaire des princes de l’Eglise, illustres amateurs commanditaires, est là pour témoigner. A ce titre, dans le sanctuaire même de la Réforme qui s’opposa tant aux dérives ostentatoires, la notion de Reliure d’Art avait déjà triomphé avec le standard de la reliure janséniste…

Alors : la Reliure d’Art victoire du profane sur le sacré, en quelque sorte ?... En tous cas une chose est sûre : un parallèle historique parfait illustre le phénomène. La sécularisation des sociétés où priment les valeurs de plaisirs et d’émancipation, ne trouverait de meilleur instantané.

Mais revenons à nos moutons, à quoi au juste sert la reliure... J’étais il y a peu à table avec ce qu’il convient d’appeler un grand libraire. Entre la poire et le fromage sans originalité nous nous mîmes à parler… livres, La Chartreuse de Parme précisément. Depuis l’édition de mars 1839 mon vis à vis connaissait toutes les versions parues, les illustrées comme les pirates, il savait qu’un folio somptueux relié par Bonet pour un amateur lyonnais venait de passer la veille aux mains d’un confrère pour un prix ahurissant, il n’ignorait aucune cote relative aux meilleures reliures adjugées en salle (EO bien sûr), bref, un puits sans fond… Me vint l’envie d’évoquer mon admiration sans borne -mon amour- pour la Sanseverina, et ma tendresse pour Fabrice. Un instant je l’observai à se dandiner sur sa chaise, mal à l’aise, visiblement tenté de faire durer jusqu’au café… et finir par avouer qu’il n’avait jamais lu La Chartreuse

L’anecdote n’est pas anodine. Elle illustre le lent déclin de l’intérêt pour les classiques, peut-être parce que l’accès à la psychologie de pans entiers du patrimoine échappe à nos contemporains. Nous ne sommes plus en phase. Nul ne sait plus déclamer une strophe de Racine. Depuis la fin de la Belle Epoque qui comme chacun sait marque la fin du monde, le texte fait la manche et vit à crédit, il s’est cherché des relais d’audience comme n’importe quel famélique, il a successivement débauché la Reliure, l’illustration puis le cinéma... Admettons que bien des libraires ne sont plus aujourd’hui les agents de diffusion qu’ils furent, ni généralistes ni spécialistes, mais se sont rangés dans des niches spéculatives de haut vol -les cartonnages Jules Verne en sont la caricature- ce qui fait d’eux en vérité un genre de taxidermistes revisités... Pas de reproche non, juste un constat.

La bibliophilie - dont la Reliure d’Art constitue une mamelle essentielle sans rapport pour autant avec celles de Tirésias - sert moins que jamais l’intérêt du texte, sans doute même en est-ce l’ennemie tant le poids des contraintes formelles du beau livre l’écrase, tous ces vers de mirlitons splendidement reliés en leur temps par une des stars du genre qui s’arrachent à prix d’or… L’inverse existe aussi. De grands textes bizarrement dédaignés sont affublés de cotes dérisoires, mais il y a là une morale au bénéfice de l’amateur avisé. Ce qu’il faut retenir de cet état paradoxal c’est l’émiettement complet du livre qui n’existe plus en tant que tel mais qui est devenu le faire-valoir de domaines annexes, l’écrit considéré comme sous-titre de l’image désormais, les acteurs du secteur n’ayant plus grand chose non plus à voir les uns avec les autres…

En un peu plus de quatre siècles le rapport texte-reliure s’est radicalement inversé. Le texte qui était Tout s’est réduit comme peau de chagrin - gloire à Balzac -, le texte devenu tout petit mot en un sens mais gros mot presque, tandis que la Reliure qui incarnait le diable noir des inquisiteurs, forte de l’image reine de l’époque où tout se voit sans être regardé, reçoit les gerbes et les honneurs du tapis rouge.

Norbert Vannereau

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