dimanche 2 octobre 2011

L'armarium claustri de l'abbaye de Fontenay en Bourgogne.


Bulle du pape Alexandre III installant l'abbaye de Fontenay dans toutes ses possessions et ses privilèges (année 1168)


Il faisait trop chaud aujourd'hui pour faire autre chose que d'aller flâner dans un vallon frais de l'Auxois. Ce début d'octobre ensoleillé était l'occasion d'avoir des lumières et des ombres inégalées en juillet ou août, les touristes en moins ... Il fallait saisir l'instant, le cueillir même, c'est chose faite !

La partie du cloître collée à l'église abbatiale où se déroulaient les offices


Et comme tout ou presque est prétexte à bibliophiliser... je suis revenu de ma visite avec quelques photographies pour vous. Il y a deux ans déjà, presque jour pour jour, je vous proposais de découvrir le gisant de l'abbaye de Fontenay et ses moines lisant. Vous pouvez lire ou relire ce billet ICI.

Aujourd'hui je vous propose de nous intéresser à un endroit cher aux amoureux des livres et des vieilles pierres des abbayes cisterciennes : l'armarium claustri.

L'intérieur du cloître, au fond on distingue l'armarium claustri


Qu'est-ce que l'armarium claustri ? C'est tout simplement l'endroit où les moines de l'abbaye rangeaient les livres destinés à l'office. Ce n'est pas une bibliothèque (bibliotheca) à proprement parler, mais simplement un lieu de rangement pratique, situé à proximité de la salle du chapitre et de l'endroit où se déroulait des offices. Évidemment nous parlons ici de manuscrits puisque nous sommes dans des temps reculés où l'imprimerie n'existait pas encore.

Certaines riches abbayes possédaient une bibliothèque, lieu entièrement consacré au stockage des livres manuscrits, produits le plus souvent sur place par les moines copistes, ou importés d'autres abbayes voisines voire très éloignées. Mais la plupart des abbayes, mêmes les plus riches, pouvaient se contenter d'une armarium claustri de taille réduite pour conserver les quelques dizaines de manuscrits liturgiques qui servaient aux offices.

L'armarium claustri de l'abbaye de Fontenay.

On distingue les encoches dans la pierre pour recevoir des rayonnages. Les livres manuscrits étaient rangés "à plat". Cette "armoire a livres" ne mesure guère plus de deux mètres de large et de haut, la profondeur est d'environ quarante centimètres. L'armarium claustri se situe sur un des murs juste à côté du "chauffoir" (là où les moines copistes venaient se réchauffer et recopier quelques manuscrits) et le chauffoir est contigüe lui-même à la salle du chapitre.


Je vous propose de nous plonger un peu plus dans l'étymologie des termes armarium, bibliotheca.

Dès le haut moyen-âge la dénomination de "bibliotheca", par laquelle les Romains désignait la bibliothèque, ne sera guère usitée en Occident pendant longtemps au profit d'un mot latin : armarium "(plur."armaria") qui était, pour les Romains toujours, le meuble contenant des livres (liber : par métonymie, il désigne alors tout ouvrage écrit, qu'il soit sous forme de rouleau ou de codex ) : cette acception d'armarium a été traitée dans le cadre du mobilier du scriptorium. La plupart des fonds de bibliothèque tenant en un seul armarium, on comprendra bien que, dans la plupart des cas, il n'y avait pas lieu de consacrer une pièce à la conservation des ouvrages. Ceux-ci étaient alors rangés de préférence dans un bureau, privé ou commun. Etrangement, le substantif qui découle d'armarium et désigne notre bibliothécaire, ne fut pas l'armarius avant l'an mil environ, mais bibliothecarius, alors que bibliotheca avait été abandonné. Ce terme est mentionné pour la première fois par Marc-Aurèle, dans une lettre à son maître Fronton, en 144, à propos d'un Tiberianus bibliothecarius, en charge de la bibliothèque du Temple d'Apollon, dont il cherchait à obtenir quelques faveurs. Par un glissement sémantique simple, au début du moyen-âge, "armarium" en est venu à désigner, en plus du meuble, la pièce attribuée à la conservation des livres, mais aussi au fonds même d'une bibliothèque, c'est à dire l'ensemble d'une collection. A ce propos, rappelons que le livre a longtemps été un produit de luxe, coûteux à produire et que, pour cette raison, et ce jusqu'au XIIe siècle, les collections monastiques (ou non) ne comportaient souvent pas un nombre très volumineux d'ouvrages. On comprendra alors pourquoi l'armarium désigne plus souvent jusque-là, l'armoire, le magasin à livres, et moins un espace entier dévolu aux livres. Dès le haut moyen-âge, on prit généralement l'habitude d'abriter cet armarium dans un renfoncement d'un des murs du cloître : c'est le commune armarium, l'armarium claustri. Il est encore possible de voir ces armarii en forme de niche dans un certain nombre d'abbayes, cisterciennes en particulier. Le cloître n'était cependant pas le seul endroit où les livres étaient déposés. A l'instar des anciens, les moines conservaient certaines collections de livres à l'endroit où ils étaient lus. Nous verrons donc, qu'on pouvait trouver des petites bibliothèques, de livres liturgiques surtout, à l'église, par exemple à la sacristie, qu'on appelle parfois armarium parvum (petit scriptorium), opposé au armarium magnum (grand scriptorium). Mais on en trouve aussi à l'infirmerie, au réfectoire, au dortoir, au noviciat, dans les logis de l'abbé ou d'autres invités, etc... Cette diversité de lieux de conservation est connue pour l'abbaye célèbre de Citeaux, par exemple, comme le reflète le catalogue de Jean de Cirey, daté de 1480. Le terme, et ses variantes : armariolum, armamentarium, armararium, seront usités assez exclusivement jusqu'au XIIe siècle. A compter du XIIIe s. le mot "libraria" (de liber, voir plus haut) vient à le concurrencer parfois, les deux étant très employés tour à tour dès le XIV et XV siècles. De même, on trouve jusqu'au XVIIe siècle le mot latin "archivum", qui désigne tour à tour bibliothèque et archives. A Rome, c'est bien un archivum que possédait le pape Damase Ier (Damasus, 366-384), qui contenait à la fois livres et archives (diplomatie, chancellerie, etc...). Libraria finira par l'emporter quand se créeront de grandes bibliothèques publiques et privées, au XVIIe et XVIIIe s. et les Anglo-Saxons l'emprunteront pour former leur "library", bibliothèque, pendant que les Italiens, Espagnols ou Français le détournaient vers le lieu du commerce du livre, respectivement "libreria" et "librairie", et retournaient à l'ancienne bibliotheca, sous différentes formes, pour désigner le lieu de conservation du livre (source Encyclopédie Universelle, en ligne).

On y voit donc un peu plus clair.


Quelques niches de pierre situées de chaque côté des deux imposantes cheminées du "chauffoir". Le guide nous a expliqué que ces niches servaient à placer les pots remplis d'encre des moines copistes afin qu'elle ne gèle pas. Le "chauffoir" étant depuis le XIIe siècle la seule pièce chauffée de l'abbaye. Par principe je me méfie toujours de ce que les guides racontent... alors pour l'encre... je ne sais pas ... et vous ?


Mais qu'en est-il à Fontenay justement ?

L'emplacement de l'armarium claustri a été retrouvé dans le cloître, contre le transept sud de l'abbatiale. La niche d'origine a été refaite dès le XIIIe siècle et il est probable que la bibliothèque occupait également une partie de la sacristie. A partir du XVIe siècle, l'abbaye semble disposer d'une bibliothèque séparée, dans le bâtiment de l'enfermerie, mais la pratique des dépôts multiples ne cesse pas. On entrepose des livres, manuscrits, puis manuscrits et imprimés, un peu partout dans l'abbaye.

Les livres manuscrits ayant appartenu à l'abbaye de Fontenay se reconnaissent à l'ex libris manuscrit "liber sancte Marie de Fonteneto". Une partie des ex libris du XIIe siècle présentent un "n" allongé dans la nom de l'abbaye ; il s'agit sans doute des premiers ex libris de bibliothécaire.

Il y avait vraisemblablement entre 180 et 250 manuscrits dans la bibliothèque de l'abbaye de Fontenay. On comprend aisément que tous ces volumes ne pouvait tenir dans l'armarium claustri. L'essentiel du fonds est composé de manuscrits d'exégèse patristique (étude des textes des Pères de l’Église). Les études qui ont été menées sur ces différents manuscrits montrent que ces livres étaient non seulement lus mais également corrigés et annotés. Les inventaires fait pendant et après la Révolution française montrent que l'abbaye de Fontenay n'a jamais été dépourvue de livres, même lorsque les manuscrits on été pris ou vendus. Le dernier prieur de l'abbaye, dom André Gentil, possédait une bibliothèque fournie dans le domaine des sciences. Ces informations nous viennent de la thèse de Dominique Stutzmann "La bibliothèque de l'abbaye cistercienne de Fontenay (Côte d'Or). Constitution, gestion, dissolution (XIIe-XVIIIe siècle)", 2002.

"L'abbaye de Fontenay était la seconde fille de Clairvaux et septième abbaye de l’Ordre cistercien, l’abbaye de Fontenay (Côte-d’or) a été fondée en 1119 et a été particulièrement favorisée par saint Bernard qui a surveillé sa construction et placé ses proches parents à sa tête. L’architecture, les restaurations et les modifications successives des bâtiments de l’abbaye, ainsi que les activités métallurgiques de la forge, sont désormais bien connues ; en revanche, la bibliothèque restait le point aveugle de toutes les recherches, alors même que la connaissance des bibliothèques cisterciennes a été profondément renouvelée par des études consacrées à celles de Cîteaux, La Ferté, Clairvaux et Pontigny.

Fontenay est, par le plan adopté et l’emplacement choisi, la matérialisation de la pensée de saint Bernard. L’étude de l’abbaye de Fontenay et de sa bibliothèque en revêt un intérêt particulier : l’histoire de cette bibliothèque, tant par les œuvres contenues que par la forme des volumes, n’est pas seulement l’histoire intellectuelle d’une communauté, mais l’un des points de mesure de la vie intellectuelle et spirituelle de l’Ordre cistercien. L’abbaye de Fontenay prend donc une place importante dans le cadre des recherches menées actuellement tant sur la vigueur et la rigueur des prescriptions dans le domaine artistique, que sur le fonctionnement des réseaux cisterciens, et sur l’unanimité et la diversité du monde cistercien." (Dominique Stutzmann)

Pour de plus amples détails je vous renvoie ICI.

Amusant de constater, selon Dominique Stutzmann, que seules huit reliures médiévales subsistent de l'abbaye de Fontenay. Celles qui couvrent des manuscrits du XIIe siècle ont vraisemblablement réalisées au même moment, vers la fin du siècle. Ces reliures ont été exécutés à l’abbaye même et sont à double nerf de cuir et ais de bois recouverts de peau blanche.

Et Dominique Stutzmann de conclure :

"L’abbaye de Fontenay, grandie sous le regard de saint Bernard, s’est dotée, par une activité de copie d’abord externe, puis dans l’abbaye même, d’une bibliothèque répondant aux exigences ascétiques et spirituelles de l’abbé de Clairvaux. Mais l’austérité polychrome a été remplacée par un monochromatisme splendide qui respectait plus la lettre que l’esprit de pauvreté tel qu’il a été formulé par saint Bernard. Le temps de la production des livres est assez bref et celui des réalisations monochromes encore plus. La production importante dans la seconde moitié du xiie siècle est poursuivie par un enrichissement sporadique fondé sur la production laïque, les dons des moines et leurs acquisitions à Paris. L’abbaye de Fontenay comptait probablement cent soixante-dix à deux cents manuscrits au XIII e siècle et près de cinq cents volumes à la fin du xve siècle ou au début du XVI e siècle. Malgré une importance tout à fait honorable, l’abbaye ne semble pourtant pas avoir eu de rôle majeur dans l’établissement des textes et des collections de textes. En revanche, la bibliothèque de Fontenay tient une place inattendue dans les réseaux de transmission des textes. Elle est certes alimentée principalement par des modèles de Clairvaux, mais elle est plusieurs fois plus proche de Cîteaux que de Clairvaux et assure notamment la liaison entre Paris et l’abbaye chef d’ordre pour les œuvres de Hugues de Saint-Victor. L’existence d’un réseau local pour le choix des textes est difficilement envisageable, car il y a peu de communautés régulières autour de Montbard qui possèdent des bibliothèques reconnues. En revanche, Fontenay est proche d’une route importante et sa situation géographique favorise l’action des influences extérieures. La bibliothèque de Fontenay a également servi de conservatoire pour quelques textes inédits ou rares, comme les collections chrysostomiennes, le poème figuré de Raban Maur In honorem sanctae Crucis, le commentaire de Jacques de Thérines sur l’Apocalypse, le commentaire de Gui de l’Aumône sur les Sentences et une version abrégée des Quodlibets de Henri de Gand ; le catalogue partiel du xviiie siècle atteste aussi la présence de la collection épistolaire pseudo-ignacienne, des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe et des Moralia in Job, œuvre si richement décorée à Cîteaux, à Clairvaux et à La Ferté. Si les moines n’ont pas laissé leur nom dans l’histoire littéraire ou la vie spirituelle ­ les abbés étaient trop engagés dans les affaires du siècle pour promouvoir l’abbaye dans un contexte d’affaiblissement général de l’Ordre ­, la bibliothèque n’est pas négligée et est restée, selon les mots du Chapitre général, le “ trésor des moines ”. Au milieu des luttes permanentes entre les abbés et la communauté, les manuscrits perdent de leur importance au profit des archives ­ dont l’intérêt historique a été reconnu assez tôt ­, ainsi qu’au profit des imprimés qui ouvrent l’abbaye à la culture des Lumières et aux sciences."


Au fond du parc, au sud, quelques aménagements sans doute réalisés entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle. Les cinéphiles reconnaitront les lieux ... pas vous ? cherchez bien !



Je vous laisse regarder les quelques clichés que j'ai pris cet après-midi même, vers 17h30 à l'abbaye de Fontenay.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

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