mardi 9 novembre 2010

Pietro Bembo, cardinal, poète, bibliothécaire, et fidèle collaborateur d’Alde Manuce.


Mon petit billet sur Alde Manuce, le Prince des imprimeurs, ayant suscité un intérêt certain auprès des lecteurs de ce blog (Pas moins de 45 commentaires à ce jour à propos de cette fameuse ancre aldine !), il m’est paru naturel de surfer sur la vague du succès et d’enchainer sur une autre impression aldine, qui remplit bien toutes les conditions de la plus grande rareté : pas d’ancre, pas d’adresse aldine, rien !

Il s’agit des Lettres Familières (1) de Pietro Bembo, ouvrage paru en 1552, cinq ans après la mort du Cardinal, à l’adresse de Gualtero Scotto. Ce personnage haut en couleur, amant de Lucrèce Borgia, poète à ses heures, correspondit avec toute l’Europe, avec les têtes couronnées comme avec les lettrés de son époque : Érasme, Guillaume Budé, Thomas More, Philippe Beroalde… L’inventeur de l’ancre aldine, c’est lui !


Fig 1 Vélin doré à recouvrement, double encadrement de filets, médaillon central à entrelacs, dos lisse orné de fleurons et roulettes, recouvrant les Epistolarum Familiarium libri VI.



Fig 2 Page de Titre de cette impression Aldine


Cette impression est généralement attribuée aux presses Aldines bien que le colophon mentionne ex officina Gualteri Scotti, Venetiis MDLII mense Maio. De fait, l’édition d’un autre ouvrage de Bembo, l’Histoire de Venise, publiée en 1551 (que j’ai récemment raté dans une vente, Grr …) est à la même marque de Mars et de Mercure et porte l’adresse « Apud Aldi Filios ».

Chose amusante, je ne sais pas si le fait est courant, l’ouvrage débute par un avertissement aux imprimeurs et aux libraires qui nous donne la liste de tous les privilèges dont il a bénéficié, et non des moindres : celui du Pape Paul III, d’abord, puis celui de Charles Quint, Empereur, d’Henri II, roi de France, de Cosme de Medicis, 2e duc de Florence, d’Hercule d’Este, duc de Ferrare, de François de Gonzague, duc de Mantoue. Les privilèges des trois premiers cités suivent l’avertissement les uns derrière les autres, en latin, sauf celui d’Henri II, en français. Cela fait de cet ouvrage le plus privilégié de ma Bibliothèque, il ne faudrait pas s’aventurer à le contrefaire !


Fig 3 Avis aux imprimeurs et aux libraires



Fig 4 Privilège du Pape Paul III


Fig 5 Privilège de Charles Quint



Fig 6 Privilège d’Henri II


Né à Venise, en 1470, d’une famille patricienne, Pietro Bembo fut l’élève de Lascaris, à Messine. Son père, qui avait fait restaurer à ses frais le tombeau de Dante à Ravenne, l’éleva dans le culte des lettres et de la poésie, particulièrement de la langue toscane, préférée au dialecte vénitien.. Il devint le secrétaire pour les lettres latines du Pape Léon X, lequel lui accorda de riches bénéfices, qui lui permirent d’être un protecteur des Arts et un grand collectionneur d’antiquités, notamment de médailles antiques. On voit son portrait par Raphael et plusieurs autres par Titien.

Cet ouvrage en deux parties regroupe les lettres officielles écrites alors qu’il était secrétaire du Pape Léon X, déjà publiées plusieurs fois auparavant (e.o. Venise 1515 et 1535), et, pour la première fois, les lettres familières, divisées en 6 livres, dont la période de rédaction s’étend d’avril 1492 à avril 1546.


Fig 7 Le premier livre des Lettres Familières. Impression soignée, en caractères italiques, ornée de jolies lettrines historiées.


Ces lettres, très vivantes, ne manquent pas d’intérêt pour suivre l’histoire du microcosme culturel de cette première moitié du XVIème siècle. L’ami Bembo en écrivait beaucoup. On en a conservé 2600. Elles sont souvent écrites depuis sa maison de campagne de Padoue, où il s’est retiré en 1521 ; Il y est question de la pluie et du beau temps, d’un orage à Rome, d’un crachin à Padoue, des récoltes qui sont moins bonnes cette année, des menus évènements domestiques, et surtout des amis qu’il reçoit souvent.

Il a correspondu avec les plus grands humanistes. Erasme aurait rencontré Bembo à Rome en 1507, selon certaines sources (Karoll Kidwell), mais d’autres disent qu’il ne l’aurait jamais rencontré, ni pendant son séjour en Italie ni après ! (J.C. Margolin). Quoiqu’il en soit, l’édition des Lettres Familières présente plusieurs échanges épistolaires, et Erasme parle de lui dans ses Adages (Adage 1001, Festina Lente) :

« … Alde Manuce m’avait donné à voir l’une d’entre elles, une médaille d’argent dont la gravure ancienne est manifestement romaine, et dont il disait qu’elle lui avait été donné par Pietro Bembo, un jeune patricien de Venise, savant de premier plan, et l’un des explorateurs les plus zélés de la littérature antique sous toutes ses formes. La gravure de la médaille se présentait ainsi : d’un côté elle portait l’effigie de Titus Vespasien, accompagnée d’une inscription, de l’autre une ancre avec un dauphin enroulé en son milieu comme autour d’un pivot. Cette image symbolique n’avait pas d’autre explication que la formule de César Auguste, hâte-toi lentement». Dans les lettres qu’il lui envoie en 1529, Erasme signe : « Erasme de Rott. Très profond admirateur de tes vertus. ». Il dit également le plus grand bien de lui dans le Cicéronien.


Fig 8 Une lettre de Pietro Bembo à Erasme de Rotterdam, datée de 1535.


Bembo et Alde Manuce ont été en étroite collaboration dès l’installation de l’imprimerie Aldine. En 1495, Alde publie son dialogue latin sur l’Etna (De Aetna), histoire d’une ascension en même temps que d’un échange entre Bembo père et Bembo fils. L’impression commandée par Bembo fut réalisée aux frais d’Alde qui le remerciait ainsi, par un ouvrage en latin, de la collaboration apportée par son ami au programme des publications en grec et tout particulièrement pour l’apport du manuscrit de la grammaire de Lascaris.

Ce caractère romain, profondément renouvelé par Griffo, devint le signe de reconnaissance des humanistes militants. Il était imité de l’écriture caroline, confondue avec celles des Anciens par les humanistes florentins « qui se faisaient un point d’honneur de pratiquer l’authentique écriture latine et non l’écriture anguleuse et surchargée du Moyen Age tardif, coupable à leurs yeux d’avoir été celle des barbares « gothiques » qui avait détruit la Rome antique objet de toutes leurs affections. » (Lowry, p. 145).


Fig 9 Plat inférieur



Fig 10 Tranche ciselée


Bembo joua un rôle considérable auprès d’Alde. Il lui proposa, comme le dit Erasme, l’ancre au dauphin comme marque typographique, il travailla sur le Canzoniere de Pétrarque, publié par Alde en1501 et le Terce Rime (La Divine Comédie) de Dante (1502), deux éditions novatrices du fait du travail philologique réalisé par Bembo et qui marqueront longtemps l’écriture littéraire. Il renouvela l’usage de la ponctuation. Il écrivit l’une des plus anciennes grammaires italiennes et publia chez Alde Gli Asolani, dialogues sur l’Amour, dédiés à Lucrèce Borgia.

Curieusement, aucunes lettres entre Bembo et Alde ne sont reproduites dans l’édition de 1552. Dommage.

Parmi ses nombreuses occupation, Bembo, historiographe de la Sérénissime, avait accepté la charge de conservateur de la bibliothèque de Saint Marc. A l’occasion, il faisait admirer à ses amis bibliophiles les belles reliures du Doge et les précieux grimoires…Côtoyer Alde Manuce et finir bibliothécaire de Saint Marc, quelle vie rêvée !

Bonne journée
Textor


Fig 11 Le dos orné du Bembo.


(1) Collation : 398 p., 1 f. (blanc) ; 544-[32] p. – 26 cahiers signés *8, A-Z8,, Aa-Bb8 ; 36 cahiers signés AA-ZZ, AAA-NNN8 ; caractères italiques, lettres ornées, titres courants. Index aureliensis, n° 116.425 – Poésies italiennes de la Renaissance, 111, n° 47. De la bibliothèque Hans Fürstenberg (14 déc. 1970, n° 17).

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