mardi 2 novembre 2010

Appréciez-vous les impressions aldines ?


Les éditions aldines ont la cote auprès des bibliophiles, malgré leur aspect très sage, voire sévère, souvent rhabillées au XIXe siècle d’un maroquin à déprimer un janséniste. Pourtant ces livres de petit format n’étaient pas conçus comme des ouvrages de luxe mais plutôt comme les premiers « livres de poche » de l’histoire. Peu onéreux, produits en grand nombre, ils étaient plus destinés aux étudiants et aux érudits désargentés qu’aux têtes couronnées.

Tout a été dit sur Alde, rigoureux, visionnaire, doté d’un sens commercial indéniable, il réussit en une petite vingtaine d’années à publier la plupart des œuvres majeures de l’Antiquité classique, dans des versions expurgées des scories de copistes ignorants.

Fig 1 Portrait de Theobaldo Manucci, alias Aldus Manutius. Marque d’imprimeur de son fils Paulo, dit Alde le jeune, et seul portait connu d’Alde le Vieux.


Alde naquit à Bassiano dans les Marais Pontins en 1450. Après avoir achevé ses études latines à Rome où enseignaient ses premiers maîtres Gaspar de Vérone et Dominizio Calderino, il suivit à Ferrare les leçons du célèbre professeur de grec Baptiste Guarini et fut un temps le précepteur des neveux de son ami Pic de la Mirandole.

Mais c’est à Venise, carrefour entre l’Orient et l’Occident, qu’il s’installa vers 1490 et y conçut son projet éditorial dédié à la publication systématique de tous les ouvrages connus des auteurs grecs et latins. Il s’assura le soutien d’Andrea Torresani, l’un des éditeurs vénitiens les plus célèbres depuis les années 1480 et dont il épousera la fille en 1500. L’impression d’œuvres en caractères grecs était la bête noire des imprimeurs, compte tenu du nombre important de types nécessaires. Il fallait de gros moyens financiers, mais Alde avait convaincu les banquiers de miser sur lui.

Il parvint aussi à s’entourer d’un comité éditorial impressionnant, réunissant l’élite intellectuelle du temps : Pietro Bembo, qui contribua à l’édition du Pétrarque et du Dante de 1502, Giorgio Valla ; l’anglais Thomas Linacre qui participa à l’un des rares textes purement scientifiques d’Alde imprimé en 1499 ; Erasme qu’Alde hébergera et dont il publiera les Adages ; mais aussi le poète Andrea Navagero qui travailla sur les éditions aldines de Lucrèce et Ovide (1516) et encore Lorenzo Maioli, Niccolo Leoniceno, Girolamo Aleandro ou Jean Lascaris.

Chaque mois, les presses aldines publiaient un volume imprimé à mille exemplaires comme le précise la préface de l’Euripide de 1503. (Ce qui était important pour l’époque) Toutes les opérations de fabrication du livre étaient réalisées dans les ateliers d’Alde Manuce. Il fabriquait lui-même son encre et reliait les livres qu’il vendait, pas de sous-traitance !

Fig 2 Reliure estampée avec la figure de la Justice sur une édition Aldine de Justin, 1522. Ce n’est pas la reliure d’origine (puisqu’elle est datée de 1565 !) et elle n’est pas de type aldine, mais plutôt allemande.(1)


Fig 3 Plat inférieur : Lucrèce se portant un coup de poignard.


Fig 4 Page de titre de la première édition aldine des histoires philippiques de Trogue Pompée résumées par Justin. La marque à l’ancre aldine est apparue pour la première fois sur certains exemplaires du Dante de 1502.


Ce qui frappe en admirant une impression aldine, c’est l’esthétique épurée de la mise en page, débarrassée des gloses des commentateurs qui enserraient jusqu’alors les textes classiques. Les caractères sont très lisibles. Son type grec, un peu grêle, avec de trop nombreuses ligatures, était basé sur l’écriture tarabiscotée de son principal assistant pour le grec, Marc Musurus de Crète. Une forte communauté byzantine s’était installée à Venise, après la prise de Constantinople par les Turcs, et Alde y recrutait ses experts pour le grec. Son romain, finement dessiné avec pleins et déliés par le génial calligraphe Francesco de Bologne, dit Griffo est une amélioration du type de Jenson. Il fut utilisé pour la première fois pour le De Ætna de Pietro Bembo, c’est le chef d’œuvre inégalé de la typographie. Enfin la cursive aldine, la grande révolution d’Alde, apparue pour la première fois dans le Virgile de 1501, était, à l’origine, une simple astuce technique pour gagner de la place et réduire les couts de fabrication du livre ; elle connaitra le succès que l’on sait, aidé par la légende qui veut que sa graphie imiterait l’écriture de Pétrarque.

Fig 5 l’histoire de Probus (Cornelius Nepo) qui suit le Justin dans l’édition de 1522, bel exemple d’italique aldine.


Le succès commercial ayant été immédiat, (2) les concurrents d’Alde voulurent produire des livres similaires. Le privilège du Sénat de Venise protégeait les productions aldines, sur le territoire de la République. Les contrefacteurs, souvent piémontais mais associés à des libraires vénitiens, produisaient à Lyon des ouvrages identiques, ligne à ligne, mais non exempt de coquilles. En 1503, Alde fut obligé de publier un placard dans lequel il mit en garde les acheteurs contre les fautes des éditions lyonnaises !

C’est effectivement l’autre grand intérêt des éditions aldines : le travail philologique qui fut réalisé sur les manuscrits utilisés par Alde. Un petit nombre de manuscrits très anciens (IVe-Ve s.), dont les palimpsestes, avaient été conservés ; Des copies multiples avaient été réalisées dans les scriptorium ; Les changements de système d'écriture ont causé de multiples erreurs, qui ont appelé des corrections abusives. Ainsi, à l'époque de Charlemagne, sur l'ordre de l'empereur et d'Alcuin, parallèlement à la généralisation de l'écriture caroline, on essaya de restaurer les textes anciens dans leur pureté originale, mais l'ignorance des clercs entrainèrent de nouvelles erreurs.
C’est tout le talent d’Alde et des humanistes de son époque d’avoir réalisé des éditions bien plus correctes que les précédentes, à partir des manuscrits qu'ils avaient à leur disposition, corrigés par des conjectures personnelles plus ou moins heureuses ; ces éditions princeps sont devenues des vulgates et ont servi de base à tous les essais critiques postérieurs.

Bertrand qui exerce un contrôle tatillon sur la rédaction de mes articles m’a dit : Présente Alde si tu veux, mais pas de grecs ni de latins, des gaulois uniquement, des gaulois !

Alesia Jacta est ! Répondis-je (Bertrand jette toujours le sort très haut). Il faut donc que je trouve des exemples d’impression aldine d’auteurs gaulois…

Voyons, ce que j’ai sur l’étagère, en matière d’édition aldine gauloise … ha oui, …Trogue Pompée, un Voconce très exactement. Les histoires philippiques de Trogue Pompée, réduit en résumé par un certain Justin dont on ne sait justement pas grand-chose.

Trogue Pompée avait écrit, sans doute sous le règne de Tibère, une histoire universelle en quarante-quatre livres qui ne nous est connue que par des résumés sommaires : les Prologues, ainsi que par un Abrégé, attribué par une partie de la tradition manuscrite à M. Iunian(i)us Iustinus (3)

Le texte intégral de Trogue Pompée était peut-être encore consultable au Ve siècle, on en a deux citations de Servius et deux de Priscien qui ne se retrouvent pas dans Justin.

Humanistes et érudits ont longtemps espéré retrouver le texte complet de Trogue Pompée. Ainsi, Jean-Albert Fabricius écrit qu'Alde Manuce croyait à l'existence d'un manuscrit complet des Histoires dans la bibliothèque de Marquardus Gudius, et qu'il se réjouissait à l'avance de pouvoir l'éditer, et rappelle que Wagenseilius raconte comment il a sauté de joie en découvrant à la bibliothèque de l'Escorial un gros manuscrit inscrit au nom de Trogue Pompée, mais quand il l'a ouvert, ce n'était que Justin ! (4)

La première édition du Justin ne parut qu’en 1522, après la disparition du vieil Alde, elle fut éditée par son associé, Andrea d’Asola avec la collaboration de son fils, François d’Asola, comme l’indique le prologue. C’est la première édition aldine, Édition fort rare, et bien plus correcte que toutes les précédentes du quinzième siècle et du commencement du seizième nous dit Renouard. Comparer la page de cette édition avec une impression parisienne antérieure, par exemple celle publiée chez Jehan Olivier en 1519, suffit à démontrer le modernisme d’Alde sur ses contemporains et la rupture avec leur typographie archaïsante.

Fig 6 Le Justin d’Alde, livre I.


Fig 7 Justin, L’histoire de Trogue Pompée, impression parisienne par Jehan Olivier, 1519. Il s’agit du seul exemplaire connu à cette adresse après la destruction de l’exemplaire de Tours décrit par Renouard.


Fig 8 Une page du Justin de Jehan Olivier, livre I.


C’est en Angleterre et en France, à la fin du XVIIIe siècle, que le goût pour les éditions aldines semble s’être renouvelé. La dispersion de l’ordre des jésuites offrit aux amateurs l’occasion d’en acquérir. Le cardinal de Brienne fit imprimer à Pise en 1790 le catalogue de sa collection: Serie dell’ edizione Aldine. Elle fut acquise en bloc par Antoine-Augustin Renouard. Il sut mettre à profit les fabuleuses ventes révolutionnaires pour acquérir ou collationner un nombre considérable d’exemplaires et publia par trois fois, en 1804, 1825 et 1834, ses Annales de l’Imprimerie des Alde qui font encore autorité aujourd’hui. (Au moins jusqu’avant cet article ! :))

Bonne Journée
Textor

Fig 9 L’ancre Aldine.


(1) Pour voir des reliures typiquement aldines voir l’article d’ Hugues, ici. http://bibliophilie.blogspot.com/2008/03/la-reliure-aldine.html

(2) Le succès commercial d’Alde Manuce est contesté par certaines sources qui disent que son Songe de Polyphile se vendit mal, et qu’il dut interrompre le rythme de ses productions, vers la fin de sa vie, à la suite de difficultés financières.

(3) Justin a très anciennement été identifié, à tort, avec l'apologiste chrétien Justin martyr († 165) qui écrit en grec à l'époque d'Antonin. L'identification ne repose que sur la similitude de l'un des surnoms, Cette erreur ancienne a donné lieu à une interpolation dans des manuscrits tardifs où on lit dans la préface quod ad te imperator Antonine non tamen cognoscendi causa… (voir Fig 8, 5ème ligne avant la fin du 1er §). L'interpolation et la datation qui en découlent avaient été acceptées par Jean Gérard Vossius (1577-1649), qui refusait ainsi la thèse exposée par Gualterius Burleus dans ses Vies des Philosophes, selon laquelle Justin aurait été le propre fils de Trogue Pompée.

(4) Voir les excellents commentaires de MP. Arnaud-Lindet dans la traduction de Justin sur Forum Romanum. http://www.forumromanum.org/literature/justin/english/trans18.html

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...