lundi 11 janvier 2010

La quatrième dimension des plaisirs du bibliophile : un livre aux fragrances d’eau de rose (1860). Le parfum des vieux livres.





Je suis un bibliophile comblé, ou presque. Évidemment, bien des livres me sont interdits car largement haut dessus de mes moyens financiers fortement liés à la santé du marché international et national du livre ancien, rare et curieux. J’ai eu entre les mains bon nombre d’ouvrages que je n’aurais même pas pu envisager en rêve il y a de cela à peine dix ans. J’ai touché du maroquin, du vélin ivoire, du galuchat, du daim, j’ai touché du papier vergé, du papier japon, du papier de chine, j’ai touché ou plutôt effleuré du doigt des centaines de pages à la typographie exceptionnelle, de ce relief que la typographie donne à la page imprimée, sorte de gaufrage pour non voyants avant l’heure, je retiens un plaisir souvent immense et presque indescriptible. Sensualité pour le moins, expérience unique à chaque fois dans tous les cas. J’ai vu des livres superbement illustrés, ces estampes magnifiques, en noir ou en couleurs, de tous les siècles je les ai apprécié, depuis les bois gravés du XVe et XVIe siècle, frustres et naïfs, jusqu’aux eaux-fortes et aux lithographies des deux siècles les plus proches. Je me souviens encore du craquement du papier chiffon d’un incunable pourtant manipulé depuis des mois. Ce son si particulier que fait chaque papier lorsqu’on le flatte, lorsqu’on le tord gentiment pour qu’il nous parle. Le papier de hollande, si rigide, craquant, sonore. Le papier de chine, si souple, si silencieux, si léger. Le papier japon, si raide, épais et parfois aussi bruyant que le hollande. Le goût des livres je vais dire que c’est le sens qui permet de bien les choisir puisqu’il ne serait pas sage de les manger pour en connaitre la saveur… Les quatre sens de l’être humain, le toucher, la vue, l’ouie, et même le goût (dans un sens figuré) sont donc tous bel et bien mis en œuvre dans le processus « bibliophile ». Il en manque un !

Ce cinquième sens, vous l’aurez deviné, c’est l’odorat. Les technologies actuelles nous permettent de partager de façon satisfaisante « la vue », rien d’autre. Et c’est peu de chose finalement. Le goût ne se transmet pas, il s’acquière. L’ouïe reste un bienfait confidentiel et privé sauf lorsque vous invitez quelqu’un de votre entourage à profiter des mélodies du papier ou bien des grincements d’une reliure ancienne qui s’ouvre à vous. Le toucher reste tout à fait intime également. Au mieux vous pouvez guider la main du novice et lui faire caresser le maroquin poli d’une belle reliure du XVIIe siècle ou du Second Empire. Le partage est faible cependant.

Mais l’odorat ! Ce sens fait débat chez les bibliophiles. Certains ne voyant dans cette quatrième dimension des plaisirs du bibliophile qu’une facétie de bibliomane névrosé. Peut-être, diront certains. Je suis de plus en plus convaincu que cette dimension du livre et du bibliophile, couple infernal s’il en est, est essentielle voire indispensable à une véritable « jouissance bibliophilique ». O oui ! Je sais, je vais loin, diront certains encore une fois. Je laisse dire et respire encore ce beau livre…

Chaque livre ancien possède son parfum, unique. Bon ou mauvais, c’est évident. Les mauvais parfums devront permettre à l’amateur d’éliminer les brebis galeuses de la bergerie. Un livre à l’odeur de moisi ne devra bien souvent pas être retenu par l’amateur. Un livre peut aussi avoir mille autres parfums, tous délicats et intéressants. Le papier de hollande de la deuxième moitié du XIXe siècle, par exemple, dégage un parfum délicatement acide, comme une odeur de sous-bois, parfois une odeur de pain grillé. Les exemplaires sur japon, encore plus caractéristique avec leur parfum acidulé typique. Le papier de chine quant à lui exhale une légère senteur de terre. La papier vélin utilisé dans les premières années du XIXe siècle dégage cette suave odeur de cèpes. Un livre conservé pendant trois siècles sur le rebord d’une cheminée, donne à celui qui a la chance de l’ouvrir aujourd’hui cette délicate senteur de fumée, mélange de tabacs ou autres odeurs d’une maison saine, hôte bienveillant d’un objet vivant, le livre. Encore une fois certains ne verront là que fariboles ou délires bibliomaniaques. Je ne crois pas. Qu’un livre soit ou ne soit pas parfumé, là-dessus, je vous laisse faire et dévoiler vos propres expériences, pour ma part, je n’ai pas besoin d’être convaincu ou débouté. Je crois ! Je ne veux pas être prosélyte pour autant. Il n’y a de bon que ce qu’on expérimente par soi-même. Ouvrez vos livres, plongez-y le nez, bien au cœur des pages du milieu, et sentez ! Sentez ! Sentez ! Jusqu’à vous imprégner de ces fragrances inimitables.

Ce qui m’ennuie avec ce parfum des livres, c’est que je ne peux, hélas, vous faire ressentir ce que je sens. Sinon croyez bien que nous auriez régulièrement quelques billets odoriférants. Et de belles façons. Soit ! Il faut faire sans. Je ne peux vous transmettre que l’idée que je m’en fais. C’est déjà cela.

Maintenant, venons-en à l’objet de toutes mes attentions. Un livre ! Évidemment. Mais un livre parfumé ! Un livre dont pour une fois le parfum n’est pas celui que les siècles lui ont donné. Non ! Mais un parfum donné intentionnellement, une fragrance connue, évidente, douce et naturelle.

Voici. J’ai entre les mains depuis ce matin un livre assez extraordinaire. Extraordinaire pour plusieurs choses. Ce livre qui a été imprimé en 1860 par Jules Tardieu, imprimé sans doute à un seul exemplaire sur papier jonquille (comme c’est bien souvent la coutume pour ce papier), est un recueil de poésies assez fines intitulé « Les roses de noël, dernières fleurs ». L’auteur désigné est un certain J. T. de Saint-Germain, qui n’est autre que l’éditeur, Jules Tardieu, lui-même. Le texte, joliment imprimé en italiques et sorti des presses de J. Claye, est entièrement réglé en rose (allusion au titre encore une fois). La reliure, plein maroquin noir de l’époque, signée du relieur parisien Gaillard, se signale par une fine décoration des plats composée d’un motif central en losange fait de plusieurs fers à dorer d’une extrême finesse. On distingue, dans le décor, au dos comme au centre des plats, de fines roses poussées en or. Au centre de chaque plat vient s’enchâsser un ovale de maroquin rouge avec une rose poussée en or au centre. Tranches dorées sur marbrure, délicate roulette dorée en encadrement intérieur des plats, cette reliure possède la finesse d’exécution et tous les attributs d’une belle reliure du Second Empire.



Mais si j’ose dire, l’essentiel est à l’intérieur… car ouvrez le volume et plongez-y votre appendice nasal et alors un autre monde s’ouvrira à vous… ce livre sent… la rose ! Essence de pétales de roses à n’en pas douter. Et me croirez-vous si je vous dis que ce parfum, très certainement présent là depuis que le livre a été relié, soit entre 1860 et 1870, soit il y a près de 140 ans !! La fragrance est légère mais intacte ! Les « Roses de noël » reliés à la « Rose » (décor), réglé de « Rose » et parfumé à l’essence de « Rose »… C’est enivrant ! Evidemment, il faut me croire sur parole… mais je propose aux plus sensibles du nez d’entre vous de vous déplacer et de venir dans mon modeste logis pour vérifier mes dires in situ.

Je me plais à imaginer, pour parfaire le tout, que ce délicat ouvrage, parvenu jusqu’à moi en parfaite condition, avait été offert à une dame. Une dame prise dans les filets de l’amour ! Ainsi ces poésies délicates et intimistes auraient eu leur écho féminin. Je me plais à imaginer que ce livre avait été offert à une dame à laquelle l’auteur-éditeur n’était pas insensible… suffisamment en tous les cas pour lui offrir des roses à la volée et de toutes les sortes. Enfin, je me plais à imaginer qu’elle se prénommait… Rose…

Une petite faute de goût toutefois. Si j'avais eu à soutenir cette entreprise d'un exemplaire "tout fait de rose"... j'aurais choisi d'imprimer cet exemplaire sur papier de couleur rose... (il existe d'ailleurs de ce livre au moins un exemplaire imprimé sur papier rose dont j'ai réussi à retrouver une trace dans les annales bibliophiles... bien relié également... par David... à l'époque).

Bonne soirée,
Bertrand-Grenouille

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