vendredi 9 octobre 2009

Ravisius Textor, Thubal Holoferne, Jobelin Bridée, Pédagogues de la Renaissance.


A l’attention toute particulière des quelques bibliophiles membres de l'Éducation Nationale qui nous lisent, j’exhume aujourd’hui le célèbre Ravisius Textor, un professeur de rhétorique qui pratiquait la méthode qu’il recommandait à ses élèves : le genre de la leçon par collection de lieux communs. Il nous a laissé un ouvrage très étrange, l’Officinae epitome, dont la première impression date de 1520. (1)





L’ancêtre de ce genre, «les Nuits Attiques» d’Aulu-Gelle, au IIe siècle de notre ère, s’affranchit des contraintes d’un seul texte, d’une seule matière, l’auteur choisissant de réunir dans l’ordre aléatoire de ses lectures, divers extraits, éventuellement accompagnés de réflexions personnelles. Ces compilations eurent un succès considérable. Les collections de leçons peuvent conduire à des ouvrages réduits à des entassements de matériaux presque bruts. Tel est l’Officinae epitome de Ravisius Textor. (5)

Jean Tixier de Ravisy (Ravisius Textor), un nivernais, est né à Saint-Saulge ou plus vraisemblablement à Ravisy-en-Bazois vers 1480, étudiant au Collège de Navarre à Paris, le lycée Henri IV de l’époque, (dont j’aurais l’occasion de reparler à propos d’un ex-libris). Professeur dans ce même collège à vingt ans, vers 1500, et élu recteur de l'Université la même année ou vers 1510, mort sans doute en 1524, il écrivit toute une série de pièces "de collège" de 1500 à 1520 environ, qui furent jouées non seulement à Navarre, mais après leur édition en 1536, dans de nombreux collèges. (2) (4)

Si je n’avais pas peur que vous ne mettiez à ma copie un 0. je dirais que Ravisius Textor a été fortement inspiré par Jacques Prévert et par le Capitaine Haddock !


L'Officinae contient pour l’essentiel des listes de noms - animaux, végétaux, choses diverses et variées - des énumérations de personnages historiques et mythologiques, le tout classé en 300 rubriques dont l’ordre de classement laisse aujourd’hui rêveur. L’entassement l’emporte de loin sur l’arrangement, mais il s’agit bien de l’ancêtre d’un dictionnaire.

L’objectif que se proposait l’auteur était de fournir un répertoire d'anecdotes et de faits variés, arrangé de telle sorte qu'il soit utilisé par les élèves et les professeurs pour enrichir leurs devoirs et leur discours de citations savantes, nécessaires à l'art oratoire.

Comme il faut bien commencer par quelque chose, la première rubrique donne la liste de 171 personnes qui se sont suicidées ! - qu’il convient, évidemment, d’apprendre par cœur de manière à pouvoir les replacer facilement dans un diner en ville. …

Puis l’auteur donne la liste des parents qui ont tué leurs enfants, d’enfants qui ont tués leurs parents, d’individus qui ont tués leur frère ou leur sœur, de femmes qui ont tué leur mari, de maris qui ont tués leur femme, etc. Si le lecteur ne referme pas le livre, il pourra apprendre qui est mort noyé, qui a péri d’une chute de cheval, qui a été mordu par un serpent. Suivent d’autres listes de personnages classés suivant leurs mœurs, leurs habitudes sexuelles (cynoedi, paedicones & pathici, molles, effoeminati et elegantes, et même les viri muliebrem habitum mentiti, et oui !), puis vient un dictionnaire des serpents, vases, vêtements, hérétiques, magiciens, astrologues, chanteurs, musiciens, inventeurs, animaux divers, sculpteurs, peintres, arbres, hommes cruels, pauvres, historiens, poètes, etc, etc.. Et trois ratons laveurs.



Mais on trouve bien d’autres sujets dans cet ouvrage indispensable à la bibliothèque d’un humaniste du XVIe siècle, des chapitres sur les vices et les vertus, l'adresse et l'art, les peintres et les architectes célèbres, les écrivains et leurs œuvres, les diverses opinions sur Dieu, les rituels et la morales des peuples, etc. Le troisième volume "Cornucopiae", est un complément aux deux premiers tomes, il traite des lieux géographiques.



Nous savons que Montaigne l'avait lu et utilisé, et que pour le chapitre d’Androclès et le Lion il s'en est certainement inspiré. (3)

En ce qui me concerne, j’ai spécialement médité sur la rubrique "bella a mulieribus orta" (guerres déclenchées par la féminine engeance, où vous noterez que cette cause de conflits est plus fréquente que celle du contrôle des puits de pétrole).

Cet ouvrage singulier nous introduit dans l’univers des études au Moyen-Âge que Rabelais dénonçait avec humour. Il se moquait des «grands docteurs sophistes» en disant que «leur savoir n'estoit que besterie, et leur sapience n'estoit que moufles, abastardissant les bons et nobles esperitz, et corrompant toute fleur de jeunesse ». Venu au monde dans les dernières années du quinzième siècle, il a connu les vices de la scolastique, et les travers de l'abus des citations, et la manie du syllogisme.
Grandgousier confie son fils « à ung grand docteur sophiste, nommé maistre Thubal Holoferne ; puis, à ung aultre vieux tousseux, maistre Jobelin Bridée. » Gargantua reste plus de vingt ans entre leurs mains, apprenant si bien les livres où il étudie qu'il était capable de les réciter par cœur à rebours. Et cependant « son père aperçeut que en rien ne prouffitoit; et qui pis est, en devenoit fou, niays, tous resveux et rassoté. »

Dans la quatrième partie de Bigarrures (1585) consacré à l’éducation des enfants, Estienne Tabourot suggère aussi d’accoutumer les jeunes enfants à « faire des collections par lieux communs » à conditions qu’elles soient prétexte à « y adapter toutes sentences et histoires qu’il aura lues de lui-même, sans s’amuser aux lieux communs qui sont colligez par d’autres et imprimez : car cela les rendrait paresseux et asne enfin ».

Malgré toutes ces critiques, je ne saurais trop vous conseiller la lecture de l’Officinae, dans lequel vous trouverez de quoi illustrer vos commentaires sur le Bibliomane Moderne de bonnes et sages citations latines, ou bien encore des tas de noms d’oiseau pour la prochaine discussion sur le style des reliures. Vous savez, Bachi-bouzouk ! Ectoplasme ! Moule à gaufres ! Butor à pieds plats ! Amiral de bateau lavoir, ...


Bonne Journée
Textor

(1) Ouvrage présenté, In-8 - 3 Tomes en 2 vol. de (1) - 464 pp- (3) ff (index) - (1) bl...470 pp - (4) ff (index) - (1) bl (marque) et 87 pp (1) bl., imprimé à Lyon, chez les Gryphe (Apud Haered Seb.Gryphii) en 1560
(2) Autre œuvre de Ravisius Textor : le Specimen epithetorum, Paris, Henri Estienne, 1518. Cet ouvrage, contrairement à d’autres manuels contemporains qui s’en tiennent à des cascades de listes brutes d’épithètes, accole systématiquement à l’épithète des citations d’auteurs classiques et néo-latins, avec références.
(3) voir la Préface de « The complete Essays Michel de Montaigne, tranlated byMichael Andrew Screech » – Penguin classics, 1993
(4) L Massebieau, De Ravisi Textoris Comoediis seu de comoediis collegiorum in Gallia (Praesertim ineunte sexto decimo saeculo), Paris Thèse de doctorat, J.Bonhoure ed. 1878. Voir aussi : Maurice Mignon, Etudes de Littérature Nivernaise Ophrys Gap1946 ; pp. 9 à 34 : Jean Tixier de Ravisy.
(5) Tous les savoirs du Monde, encyclopédies et bibliothèques de Sumer au XXIème siècle. BNF Flammarion, 1996 p 166-168


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