lundi 7 septembre 2009

Isidore debout ou l’énigme de De la Démonialité (1875).


Voici quelques mois, cédant à la curiosité, j’acquis ce mystérieux volume intitulé De la démonialité, édité par les bons soins du méticuleux Isidore Liseux (1836-1894).

Guillaume Appolinaire écrivait déjà dans Le flâneur des deux rives en 1918 : "Les publications de Liseux sont de plus en plus recherchées parce qu'elles sont correctes, belles et rares."

Appolinaire évoque dans cet ouvrage quelques anecdotes à propos de cet illustre éditeur peu bavard mais qui lorsqu’il ouvrait la bouche était plein d’esprit et du plus mordant. Liseux s’était spécialisé dans la réédition et la traduction d’ouvrages du XVIeme au XVIIIeme siècle devenus rares. Ces livres appartiennent souvent à la catégorie des ouvrages dits légers, mais pas uniquement. Vous pouvez vous en rendre compte en consultant la bibliographie des éditions de Liseux disponible sur internet : http://www.scissors-and-paste.net/Isidore_Liseux.html

S’il était nécessaire, sa Note de l’éditeur préfaçant la réédition de 1879 de L’apologie pour Hérodote d ‘Henri Estienne nous montre en 10 pages avec quel soin il concoctait ses rééditions, comparant page à page les cartonnés avec les rares exemplaires dits primitifs de l’édition originale, qu’il allait traquer jusque dans les bibliothèques privées.

Le sujet de ce billet n’étant pas la vie d’Isidore Liseux, si celle-ci vous intéresse, je vous recommande le livre de Paule Adamy, disponible par souscription aux éditions Plein Chant (pleinchant@wanadoo.fr), et qui paraîtra le 15 septembre prochain: Isidore Liseux 1835-1894, Un grand "petit éditeur". Histoire et bibliographie. Mais revenons plutôt à De la Démonialité.

Le titre exact est le suivant : De la Démonialité et des animaux incubes et succubes où l’on prouve qu’il existe sur Terre des créatures raisonnables autres que l’homme, ayant comme lui un corps et une âme, naissant et mourrant comme lui, rachetées par N. S. Jésus-Christ et capables de salut ou de damnation.

La première édition, publiée en 1875, est épuisée en quelques mois. Je vous présente ici la deuxième édition, datée de 1876.


Comme la page de titre l’indique, il s’agit de la traduction d’un manuscrit original découvert à Londres en 1872 par Isidore Liseux. Or, dès la première édition, cette traduction est soupçonnée d’être une facétie bibliographique.

En effet, certaines personnes défiantes soupçonnent Liseux d’en être l’auteur. Ce dernier s’en plaint d’ailleurs amèrement dans les deux premières pages de la deuxième édition, qui précèdent l’avant-propos et sont datées de Mai 1876.

Liseux avait pourtant pris la précaution dans ce même avant-propos de savoureusement narrer les circonstances de son achat à Londres.


Il avait donc acheté le manuscrit à un libraire dénommé Allen, qui lui même l’avait acquis à la salle Sotheby où avait eu lieu (du 6 au 16 décembre 1871) la vente des livres du baron Seymour Kirkup, collectionneur anglais, mort à Florence.

Et Liseux va plus loin puisqu’il ajoute : Le Manuscrit était ainsi indiqué dans le Catalogue de la vente : Nº 145. AMENO (R.P. Ludovicus Maria [Cotta] de). De Daemonialitate, et Incubis, et Succubis, Manuscript. Saec. XVII-XVIII.

Avec un tel luxe de détails, comment Liseux avait-il pu être soupçonné de faussaire? Il suffisait de se référer au catalogue de la vente Kirkup ! Or, cela ne semblait pas si évident puisque, quelques trente années plus tard, la question revient sur le devant de l’autel dans le numéro du 20 avril 1905 de L’Intermédiaire des curieux : "Isidore Liseux a publié, comme inédit en 1875, un manuscrit intitulé De Daemonialitate et incubis et succubis, par le R. P. Ludovicus Maria Sinistrarius de Ameno (XVIIe siècle). Cet ouvrage est-il authentique? Liseux était excellent latiniste et capable d'inventer de toutes pièces un pareil traité. Un peu plus tard, il a publié sous le titre Callipygia, un "Jugement de Pâris" en vers latins qui est une évidente supercherie. Qu'est devenu le manuscrit attribué au P. Sinistrari? Liseux est mort de misère, dans une mansarde de la rue Bonaparte et on a retrouvé neuf sous dans sa poche. Qu'avait-on fait de sa bibliothèque? Dans la préface de son édition, il prétend que le manuscrit original figure au catalogue de la vente Seymour (Londres, 1871) sous le n° 145. Est-ce exact ?"

Mathieu Charleux, à qui j’ai emprunté la référence ci-dessus et pour laquelle je le remercie, écrit dans le catalogue 2009 de la librairie d’Apre-vent : « Cette question attend une réponse depuis 1905.»

Je vous épargne par ailleurs les nombreux textes ou articles plus ou moins récents qualifiant le texte de pastiche érudit, supercherie littéraire et autres.

Je décide donc de mener l’enquête.

Je vérifie tout d’abord que le baron Seymour Kirkup avait bel et bien existé et avait vendu sa bibliothèque aux dates sus-citées. Tel était bien le cas, la vente avait bien eu lieu du 6 au 16 décembre 1871 à Sotheby’s. Je remarque cependant une légère incohérence : Liseux mentionnait dès 1875 que le baron Kirkup était mort à Florence, alors que celui-ci ne s’est éteint qu’en 1880.

Je cherche ensuite le catalogue de la vente à la British Library, à la BNF et sur internet. Je demeure bredouille. J’écris également à Sotheby’s, mais je n’obtiens pas de réponse satisfaisante de ce côté-là non plus, leurs archives ne semblant pas remonter aussi loin dans le temps…

Je poursuis cependant mes recherches sur internet en utilisant différentes combinaisons de mots-clés et je tombe enfin sur un indice prometteur. Je le trouve dans une lettre digitalisée par l’Université de Vermont. Il s’agit d’un échange épistolaire daté du 15 Novembre 1871 entre deux érudits américains : le bibliophile Charles Eliot Norton et le philologue Georges Perkins Marsh.

En voici un extrait, je le trouve succulent :

"I was much obliged to you for sending me the Catalogue of old Kirkup's library, (…). The Kirkup Collection is a curious one, even more so than I had supposed it, for the Dantesque part of it was the only portion that I had really seen. But it is not a Collection which gives one much regard or liking for the collector. There is something very odious in a man's spending years on the look out for the choicest rarities of licentious literature,--and in extreme old age becoming widely know as the possessor of an unusually extensive collection of the foulest books. I suppose they will sell at high prices in England, where there are not a few members of the upper classes who have a taste for such things,--a bad social symptom." Pour les non anglophiles, C.E. Norton remercie son correspondant de lui avoir envoyé le catalogue de la collection du vieux Kirkup. Il déplore néanmoins que ce collectionneur ait passé tant d’années à pourchasser ces raretés de la littérature licencieuse jusqu’à constituer une collection de livres plus nauséabonds les uns que les autres. Il suppute que ces livres se vendront très cher en Angleterre où bon nombre de membres de la haute-société goûtent ce genre de « choses », un symptôme social déplorable, conclut-il.(*)

Charles Eliot Norton avait donc eu LE catalogue entre les mains !

En explorant cette piste, je découvre qu’à sa mort, le bibliophile a eu l’excellente initiative de léguer sa bibliothèque à l’Université d’Harvard. Fébrile, je consulte donc le catalogue d’Harvard sur le net ; et quelle n’est pas ma surprise d’y découvrir LE catalogue tant convoité ! Il dort en effet gentiment à la Houghton Library ! Mais quel est donc le numéro 145 de ce catalogue ?

Après deux échanges d’e-mails et trois petites journées de suspense insoutenable je reçois de la part du curateur assistant John Overholt, que je remercie pour sa diligence et sa gentillesse, la réponse tant attendue :

"Dear Mr. C.,

Lot number 145 reads as follows:

Ameno (R. P. Ludovicus Maria [Cotta] de) de Daemonialitate et Incubis et Succubis MANUSCRIPT folio Saec. xvii-xviii

Please let me know if you have any other questions.

Sincerely,

John Overholt
Assistant Curator."

Élémentaire mon cher Norton !

Il me semble que cela répond à la question initiale et rétablit, s’il était nécessaire, l’intégrité de ce très cher Isidore Liseux. J’ai presque envie de conclure par un much ado about nothing

Une question néanmoins demeure sans réponse :

Où se cache le fameux manuscrit du Père Sinistrari ?

Sincerely yours,
Denis.

(*)
Soit dit en passant, il est amusant de constater que le sujet fait toujours brûler les torchons au sein de la communauté « bibliophile »…

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