mardi 30 septembre 2008

François Malherbe (1555-1628) bibliophile, par Hector Lefuel (1925)


Dans la quête effrénée du bibliophile-bibliomane, celui qui aime humer le vieux texte autant que le lire, au bout du chemin des grandes éditions originales, des beaux livres illustrés, des grandes séries bien reliées en 20 volumes, ce qui va manquer inévitablement c’est la petite plaquette de 20 pages devenue introuvable. Le plus souvent tirée à très petit nombre, soit feuille volante n’ayant pas été bien conservée au fil des siècles. Ce sont ces viles brochures en feuilles, ces petits papiers de rien que le bibliophile recherchera alors avidement après avoir goulument assouvi ses désirs de « biens beaux livres ».

C’est le cas de cette mince plaquette in-folio (32 x 20 cm) de 15 pages. Intitulée « Malherbe bibliophile » par Hector Lefuel, publiée à Paris, à la Société des collectionneurs d’ex-libris et de reliures, au 64, boulevard de Courcelles (XVIIe) à Paris, en 1925. Sous couverture rose, cette mince plaquette d’un grand format inhabituel est un tirage à part d’un article extrait des Archives de la Société Française des Collectionneurs d’Ex-libris et de reliures artistiques, en février 1925. Le tirage a été de 200 exemplaires numérotés (tous sur le même papier). Celui-ci porte le n°1. Les illustrations hors-texte et dans le texte sont reproduites ci-dessous à leur place.

Laissons la parole à Hector Lefuel :

« Recueillant les souvenirs de Racan et de plusieurs contemporains, Tallemant des Réaux a, dans ses Historiettes, consacré à Malherbe quelques pages d’un agrément assez vif, car le grand poète y est peint sans apprêt. Il apparait tel qu’il était dans la vie : plein d’âpreté et conscient de sa valeur, sensible à toute faute de style comme à une offense personnelle et même, dans son désir d’une perfection peut-être plus grammaticale que littéraire, irascible jusqu’au complet oubli des convenances.

C’est sa bibliothèque et non son œuvre qui doit être étudiée ici. Mais, après l’adulation de Boileau et la réaction du XIXe siècle en faveur de Ronsard, il n’est pas mauvais de reconnaître les grands services que ce probe écrivain a rendus aux Lettres françaises : il a apporté la pureté concise et vigoureuse que nécessitait, après la fécondité à la fois sensuelle et érudite des poète de la Pléiade, le style mol et plein d’affectation de leurs disciples attardés. Et puis, elle est curieuse cette carrière si tardive de Malherbe, débutant officiellement à un âge où, pour beaucoup d’écrivains, elle se clôt. C’est à cinquante ans seulement, en septembre 1605, qu’il fut présenté à Henri IV et qu’il se fixa à Paris, d’abord aux frais de M. de Bellegarde, puis aux siens à partir de 1610, dans un très modeste logis qu’il loua « rue des Petits-Champs, devant la croix, à l’image Notre-Dame) (1). Presqu’en face, se trouvait l’hôpital de ce Baron de Luz qui fut tué d’un coup d’épée, à quelques pas de là, dans la rue Saint-Honoré, par le Chevalier de Guise le 5 janvier 1613, à une heure après midi, alors qu’il revenait du palais du Louvre : dans une lettre de Malherbe à son fils au sujet de ce duel, était joint un petit plan (2) où son logis est indiqué avec précision. « Il était très mal meublé », a écrit Tallemant des Réaux, « et logeait en chambre garnie où il n’avait que sept ou huit chaises de paille… Presque tous les jours, Malherbe faisait, sur le soir, quelque petite conférence avec Racan, Colomby, Yvrande, Touvant et le président Maynard » (3) qui se disaient ses écoliers ; parfois, se joignaient à eux le peintre Daniel Dumoustier qui fit, du poète, ce crayon d’une analyse très réaliste que les gravures de Vostermann et de Briot ont popularisé.

Là, sur d’humbles planches en bois blanc, s’entassaient les livres (4) de sa bibliothèque. Les auteurs grecs étaient en petit nombre, on ne peut guère y citer qu’Homère et la Théogonie d’Hésiode. Mais les classiques latins, - étudiés avec soin, dans sa jeunesse, aux Universités protestantes de Bâle et de Heidelberg -, étaient tous là : Horace, Juvénal, Martial, Properce, Catulle, Pline, Ovide, Virgile « qui n’avait pas l’honneur de lui plaire » et Stace « qui lui semblait bien plus beau ». Un Tite-Live sont il traduisit le XXXIIIe Livre récemment découvert, Sénèque dont il transcrivit en notre langue les Epîtres et le Traité des Bienfaits, les Psaumes de David qu’il paraphrasa avec tant de talent, les Historiae Normannorum scriptores d’André du Chesne. Parmi les Italiens, on pouvait trouver les Sonnets de Pétrarque, l’Aminte du Tasse et Les Larmes de Saint-Pierre par Luigi Tansillo, poème qu’il avait traduit en vers dès 1587. De nombreux volumes de poètes et prosateurs français, les Odes de Du Bellay, les Stances de Bertaut, les Œuvres de Coeffeteau, de Guez de Balzac, l’Histoire Universelle d’Agrippa d’Aubigné, la Traduction de l’Arithmétique de Diophante offerte par son auteur M. de Méziriac, des livres de droit aussi car Malherbe ne craignait pas les procès, étant Normand. Certes, il n’était point de ces bibliophiles qui gardent, « non coupés », leurs livres ; pour lui, ils étaient des instruments de travail et même de polémique, tels son Ronsard dont il avait biffé une bonne moitié, et surtout son exemplaire des Poésies de Desportes, in-8, sorti en 1600 des presses de Mamert Patisson et qui est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Nationale (5). Tout en haut du titre, Malherbe a écrit sa devise DELECTARE IN DOMINO, ET DABIT TIBI PETITIONES CORDIS TUI ; dans le bas il a répété trois fois sa signature pour que nul ne l’ignore, et la date de son commentaire « 1606 ». Ce livre, qui a appartenu aux Président Bouhier et de Bourbonne, provenait antérieurement de Guez de Balzac, et ce dernier avait écrit à son sujet, en 1653, à Conrart : « Je vous dirai pour nouvelle de ma bibliothèque, que j’ai ici un exemplaire de Desportes, marqué de la main de feu de Malherbe et corrigé d’une terrible manière. Toutes les pages sont bordées de ses observations critiques. » (6) C’est en relevant ces milliers d’annotations (7) mordantes du poète, que M. Ferdinand Brunot a pu reconstruire, en une savante synthèse, la Doctrine de Malherbe (8).


Tous les volumes de la bibliothèque du poète, qui sont parvenus jusqu’à nous, avaient été reliés avec grande simplicité et presque toujours en vélin blanc ; ils portent sur le titre, en manière d’ex libris, la signature de Malherbe et souvent aussi sa devise. Aucune reliure à ses armes n’avait été, avant celle m’appartenant, jusqu’à présent signalée (9). Et cependant, François de Malherbe aimait à vanter l’antiquité de sa noblesse, prétendant descendre, par la branche de Saint-Agnan, « d’un La Haye Malherbe qui accompagna le duc Guillaume à la conquête d’Angleterre ». Il notait, en outre, à l’intention de son fils : « Nos armoiries, d’argent à six roses de gueules et des hermines de sable sans nombre, se trouvent tant en une salle de l’abbaye de Saint-Etienne à Caen (10) qu’en une abbaye de Saint-Michel au rivage de la mer, en Basse-Normandie » (11). Mais cette filiation était bien lointaine, et les rieurs n’épargnèrent alors, ni la généalogie, ni le blason. Un ami de Mathurin Régnier, Nicolas Berthelot, - satirique qui fut, peut-être alors, un envieux (12) -, s’amusa à parodier, aux dépens du prétendu descendant de tant de héros, une chanson de Malherbe lui-même :

« Vanter en tout endroit sa race,
Plus que celle des rois de Thrace,
Cela se peut facilement.
Mais que pour les armes d’hermine,
Il ait beaucoup meilleure mine,
Cela ne se peut nullement. » (13).

Les railleurs prétendaient, en effet, que le bisaïeul du poète était un tanneur de Caen, père de Guillaume Malherbe ; et la discussion, qui dura toute sa vie, ne fut point chose close à sa mort. Si en 1644 ses neveux et héritiers obtinrent de l’Intendant de Justice à Caen un arrêt de Maintenue, vingt-deux ans plus tard, en 1666, - le ministre Chamillart faisant procéder à des recherches de noblesse -, le généalogiste officiel écarta cet arrêt de Maintenue rendu, affirmait-on, moyennant finance et par l’influence des Jesuites, et n’accorda aux Malherbe contestés que quatre degrés d’une noblesse d’ordre inférieur, à eux personnelle, et due à des charges de magistrature.

Cette opinion, à laquelle M. Lalanne s’était rangé, a été combattue par un érudit normand, l’abbé Bourrienne (14), dont les recherches généalogiques semblent ne pas trop infirmer les prétentions du poète qui, de toute façon, donna la célébrité à un nom, peut-être ancien, mais obscur. François Malherbe – qui se disait « sieur de Digny », - était, d’ailleurs de son vivant, traité de cousin par F. du Bouillon-Malherbe dont la noblesse n’était point contestée et qui n’aurait pas permis au père du poète de placer, sur les lucarnes de sa maison réédifiée en 1582 à Caen place de la Belle-Croix, l’écusson des armes auxquelles il n’aurait pas eu droit.


Ce sont ces armes qui se trouvent sur la reliure récemment entrée dans ma collection. Cette reliure in-folio (15) de la fin du XVIe siècle, est en veau fauve, le dos orné du titre et de petits fleurons détachés, les plats sertis d’un filet d’or tandis qu’au centre se trouve une fine couronne d’olivier évoquant, dans sa grâce un peu grêle, l’art de Clovis Eve : au-dessus, le poète, qui avait acheté le livre tout relié, fit frapper ses armes. Le volume, Regularum juris civilis pontificii, ex celeberrimis I.V.D. collectarum. Tomus secundus. Lugduni, apud Stephanum Michaëlem, 1587, ne devait pas être inutile à François Malherbe qui avait le goût inné de la chicane et qui de plus fut, de 1594 à 1595, l’un des six Echevins (16) de cette ville de Caen où il passe pour être né en 1555. Le fer à dorer (17), d’une gravure très fine et d’un beau style héraldique, a dû être exécuté dans un atelier de Paris. Nous savons que le poète était en relation avec plusieurs relieurs parisiens et cela sur le désir de son ami Fabri de Peiresc : le 28 octobre 1609, Malherbe écrivait à ce dernier que, la veille, le relieur Provence lui avait recommandé « un gentil garçon reliant bien » (18) et qui, à la demande du poète, consentait à se rendre à Aix pour relier les livres du savant magistrat dont le monogramme ingénieux ne marque guère que d’intéressants ouvrages. Peut-être ce Provence, - que Léon Gruel n’a point cité dans son Manuel historique et bibliographique de l’amateur de reliures -, est-il l’auteur du fer à dorer de Malherbe ? En tout cas, ce dernier usait, aussi, pour sceller ses lettres de nombreux cachets : l’un également à ses armes, montre en des dimensions plus réduites une composition presque identique, avec le heaume taré de deux tiers, montrant cinq barreaux et entouré de lambrequins, tandis que le second cachet plus petit était constitué de l’élégant monogramme du poète.


Ces deux cachets inédits sont relevés sur une longue lettre autographe, datée du 1er novembre 1625, signée de François Malherbe et adressée « à Monsieur de Racan, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roy » : cette pièce (19), qui me parait n’avoir pas été publiée, fait depuis 1918 partie de ma collection. Les 221 lettres originales de Malherbe à Peiresc, conservées à la Bibliothèque Nationale (20), nous révèlent deux autres cachets inédits dont les chiffres, compliqués selon le goût de l’époque, ne sont pas sans receler peut-être des jeux de mots. Ces cachets pourraient préciser utilement la date de certaines lettres de Malherbe qui ne seraient point datées : en effet, si en 1606 le poète se sert de son sceau, à partir de 1608 il en utilise un autre, puis l’année suivante, il commence à employer celui à ses armes, n’adoptant qu’après 1615 le cachet à son chiffre. Quand à sa femme, ses lettres sont scellées naturellement aux armes de Corriolis-Malherbe.


Une curieuse gravure, accompagnant une « Généalogie de Malherbe » écrite de la main du poète, existe dans le même recueil (21), portant cette note contemporaine « Armes des Malherbes de Saint-Agnan » : il est à remarquer que les armes ont été régulièrement blasonnées, puisqu’étant « d’argent » elles ont été gravées « d’azur ». Le style en est très voisin de ceux du fer-à-dorer et du cachet héraldique, en outre deux grandes plumes croisées au dessous équilibrent la composition. Cette gravure, ainsi qu’il a été déjà constaté (22), dut – sans doute assez exceptionnellement – servir d’ex libris qui était collé, contrairement à l’habitude, au verso du titre des volumes, et l’ancienne collection Ernest de Rozière en possédait un exemplaire. Un plus petit ex libris, aussi aux armes de Malherbe mais avec un lion-léopardé pour cimier, existerait également.


A côté de sa bibliothèque parisienne, (23) il faut signaler celle que, soit en puisant dans la sienne, soit en achetant chez les libraires, le poète avait constituée à Aix (24) pour son fils. Ce dernier, Marc-Antoine de Malherbe, né à Aix le 14 décembre 1600, était, depuis la mort de Henri et de Jourdaine, le seul enfant survivant de son mariage avec Magdeleine de Corriolis. Elevé à Aix par sa mère, cet enfant semblait annoncer une heureuse nature. « Le petit Marc-Antoine », écrivait Peiresc au père resté à Paris, « est plus grand que vous l’avez laissé d’un bon demi-pied et je ne vis jamais enfant de son âge si gentil et si éveillé que lui… Il dîna dernièrement chez M. du Périer, où il entretint merveilleusement toute la compagnie et avec des discours très pertinents comme s’il eût été un homme consommé » (25). Et l’année suivante : « Votre petit Marc-Antoine est si gentil maintenant qu’il a le haut-de-chausses qu’il ne se daigne d’aller avec les enfants ; ses discours sont si bien sensés que d’homme de trente ans que je connaisse : il m’a fait des vers en latin d’importance. Ce va être une merveille du siècle, Dieu aidant »… (26) Le père, flatté d’une telle précocité, ne cessait de lui faire parvenir des livres par l’intermédiaire de son ami Peiresc, le savant correspondant de Galilée et de Gassendi. Dès le 16 avril 1609, Malherbe envoie à son fils un Panégyrique de M. de Sully (27), qui semble bien austère pour un enfant de huit ans. Le 20 août 1613, c’est un cadeau plus badin, cette sarabande faite par Gautier sur La Danse des Toupinamboux (28) qui était, en somme, le premier essai de musique nègre. Le 23 novembre 1613, le libraire Claude Cramoisy, - père de Sébastien Cramoisy qui fut directeur de l’Imprimerie du Louvre – fait parvenir à Marc-Antoine « un lexicon grec, une Polyanthée récente et les Chiliades d’Erasme » (29). Le 16 décembre 1613, c’est un « paquet de deux cents autres livres » (30) sans doute prélevés dans la bibliothèque du poète ; en février 1614, c’est l’envoi de cent francs à Mme de Malherbe « pour avoir des livres à Marc-Antoine » (31) ; le 10 mars 1614, le poète s’excuse auprès de Peiresc « d’avoir mis quelques livres pour son fils dans un ballot » envoyé au Conseiller (32), et le 20 mai suivant, il en est de même.

Sur les titres des volumes donnés à son fils et qui lui avaient appartenu, le poète mettait, outre sa signature, le verset 4 du Psaume XXXVI, dont il avait fait sa devise DELECTARE IN DOMINO, ET DABIT TIBI PETITIONES CORDIS TUI : « Fais du Seigneur tes délices, et il te donnera ce que ton cœur désire ». Le père, en outre, y ajoutait des Ex-dono autographes, tantôt « Fr. Malherbe » pour son fils Marc-Antoine, à Paris, 1619 » comme sur l’exemplaire m’appartenant (Planche II), tantôt « Filio suo, Marco Antonio, Fanciscus Malherbe, Parisiis, 1619 » tel l’exemplaire signalé par Alexis Martin (33).

un sonnet extrait des Poésies publiées par Barbin en 1689

Marc-Antoine, après avoir en 1615 brillamment soutenu ses « thèses en philosophie », vint deux ans plus tard à Paris, auprès de son père. Cependant, bientôt les préférences du jeune homme le portaient vers l’état militaire. Pendant que Fr. Malherbe sollicitait pour son fils une charge de Conseiller au Parlement d’Aix, Marc-Antoine trouvait le moyen de se faire coup-sur-coup, dans cette ville, deux mauvaises affaires. La seconde surtout était fort grave puisqu’il venait de tuer en duel au mois de juin 1624 un bourgeois de la ville, Raymond Audibert. Le Sénéchal d’Aix ayant prononcé contre Marc-Antoine une condamnation à mort, le poète fit appel au Conseil du Roy qui renvoya l’affaire au Parlement de Dijon pendant que son fils se réfugiait en Normandie : des Lettres de Grâce furent enfin obtenues, sur la recommandation expresse et instante de la reine Marie de Médicis, le 13 février 1627. Cinq mois plus tard jour pour jour, le 13 juillet, à quatre lieues d’Aix, Marc-Antoine périssait à son tour dans une querelle avec Gaspard de Bovet, baron de Bromes et avec le beau-frère de celui-ci, Paul de Fortia, seigneur de Piles. Malherbe cria à l’assassinat et un sonnet (34), magnifique d’indignation, nous a révélé toute la profondeur de son affection paternelle.

Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle.
Ce fils qui fut si brave, et que j’aimai si fort :
Je ne l’impute point à l’injure du sort.
Puisque finir, à l’homme, est chose naturelle.

Mais que de deux marauds la surprise infidèle
Ait terminé ses jours d’une tragique mort,
En cela ma douleur n’a point de réconfort,
Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle.

O mon Dieu, mon Sauveur, puisque par la raison
Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la vengeance est un vœu légitime.

Fais que de ton appui je sois fortifié.
Ta justice t’en prie ; et les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié (35).

Page de titre de la seconde édition des Poésies de Malherbe,
donnée par Barbin avec les observations de Ménage, 1689. In-12

Le poète écrivait, en outre, dans des lettres pressantes à Louis XIII qui promit de lui faire rendre justice. Mais, bien que Malherbe lui eût adressé en même temps la belle Ode au Roi allant châtier la rébellion des Rochelois, les meurtriers échappèrent à sa vengeance. Malherbe fit alors, en juillet 1628, le voyage de La Rochelle pour, de nouveau, supplier le roi. C’est pendant son séjour au camp des assiégeants, qu’il prit la maladie qui le terrassa définitivement à Paris, le vendredi 6 octobre, à l’âge de soixante-treize ans ; il logeait alors « rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois, devant l’hôtel de Longueville. » On ignore – puisque son acte de baptême n’a pu, jusqu’à présent, être trouvé –, dans laquelle des deux églises qui se partageaient la France, Malherbe fut élevé ; il mourait toutefois catholique, paraissant avoir limité sa mystique, selon sa propre boutade, « à la religion du Prince ». Mais, jamais son scepticisme n’atteignit son art, pas plus que chez un autre mainteneur de la langue française, Anatole France. Et, - de même que M. Brousson (36) a pu nous montrer ce dernier subissant brimades et rebuffades de sa servante Joséphine dont il ne reprenait jamais les impropriétés de termes -, de même, grâce à Racan (37), il nous est permis de recueillir, avec les dernières paroles de Malherbe, l’aveu de ce qui fut le but de toute sa vie : « On dit qu’une heure avant de mourir, après avoir été deux heures à l’agonie, il se réveilla comme en sursaut pour reprendre son hôtesse, qui lui servait de garde, d’un mot qui n’était pas bien français à son gré ; et, comme son confesseur lui en fit réprimande, il lui dit qu’il ne pouvait s’en empêcher et qu’il voulait, jusques dans la mort, maintenir la pureté de la langue française. »

Hector Lefuel. »

(1) Lalanne : Œuvres de Malherbe, 1862, in-8, tome III, p. 14.
(2) Lalanne : Oeuvrs de Malherbe, tome III, p. 282.
(3) Tallemant des Réaux : Historiettes : 1840, in-12, tome I, P. 245, 257.
(4) Ces ouvrages sont relevés soit dans son œuvre quand il s’en inspira, soit dans sa correspondance où il les cite.
(5) Ye. 2067. (Réserve). Cet exemplaire fut, dès le XVIIe siècle, considéré comme si précieux par ses annotations, que des copies en furent faites. La bibliothèque de l’Arsenal en possède deux : la première copie (B.L. 6582) est rendue très intéressante par quelques additions qui ne se trouvent point dans l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale et proviendraient, peut-être, d’un autre Desportes annoté par Malherbe et aujourd’hui disparu ; la seconde copie (B.L. 6583) , d’un intérêt moindre, a appartenu à Charles Nodier.
(6) Œuvres de Guez de Balzac, in-folio, tome I, p. 957.
(7) On pourra s’en rendre compte par les pages 34 et 35 du Desportes reproduites ci-après, Planche I.
(8) 1891, in-8.
(9) Sauf dans une note manuscrite du libraire A. Claudin, en date du 28 août 1873 et accompagnant un petit in-folio, veau aux armes de Malherbe : Placitorum summoe apud Gallos Curioe libri XII, Paris, 1556 (catalogue Lemallier, avril 1923, n° 1550).
(10) Ces armoiries, ainsi exposées, ne remontent pas au-delà du XIVe siècle.
(11) Instruction de Malherbe à son fils, Edition Lalanne, tome I, p. 332.
(12) Le duc Albert de Broglie : Malherbe, 1897, in-16, p. 8.
(13) Le Cabinet satyrique, 1618, in-12, p. 605. Malherbe d’après Ménage, fit alors bâtonner Berthelot par un gentilhomme de Caen, La Boulardière.
(14) Malherbe, points obscurs et nouveaux de sa vie normande, 1895, in-8.
(15) Hauteur 35 X 23 cm.
(16) Par plus de 90 voix, Malherbe fut élu, le 23 février 1594, et le premier de la liste.
(17) Il n’est pas signalé dans le Nouvel Armorial du bibliophile de Guigard et était resté, jusqu’à présente, inédit.
(18) Lalanne, Œuvres de Malherbe, tome III, p. 115.
(19) Bulletin Noël Charavay, juin 1918, n° 86476.
(20) Manuscrits, Fonds Français, n° 9535.
(21) Idem, p. 191 : la gravure a 20 x 16 cm
(22) Cette gravure a été signalée dans Recherches biographiques sur Malherbe et sa famille, Aix, 1840, in-8, par Roux-Alpheran qui l’avait trouvée sur les traités des droits et libertés de l’Eglise gallicane, Paris, 1609, in-4, dont le titre portait signature du poète et un ex-dono à son fils daté de 1619. Elle a été reproduite de plus, ainsi que le signale le Dr. Eug. Olivier, dans Poulet-Malassis : Les ex-libris français, 1875, in-4, p. 16.
(23) La moitié en fut léguée par le poète à son cousin François d’Arbaud de Porchères, avec le droit de faire imprimer ses œuvres, ce qu’il fit chez Ch. Chappellain en 1630.
(24) Cette bibliothèque restées à Aix passa, après la mort de Marc-Antoine, à sa mère ; au décès de cette dernière, elle appartint à la famille d’Eguilles et fut dispersée à l’époque de la Révolution.
(25) Bibliothèque de Carpentras, Manuscrits de Peiresc : Correspondance, vol. H.-M., f° 454, 456.
(26) Ibid, f° 477, 513.
(27) Lalanne, Œuvres de Malherbe, tome II, p. 85
(28) P. 327
(29) P. 355
(30) P. 367
(31) P. 391
(32) Cette signature elle-même varia : à l’origine, il écrivait « Fr. de Malerbe », puis, à dater de décembre 1609, il adopta « Fr. Malherbe ».
(33) Ed. Rouveyre : Connaissances nécessaires à un bibliophile, in-8, tome VI, p. 198. – Signalons aussi un autre volume dont le titre porte la signature et la devise de Malherbe, Raderi, 1611, in-folio, avec sa reliure en vélin blanc ancien, tranches rouges : ce volume, qui fit partie de la Bibliothèque Ambroise Firmin-Didot, est passé, le 25 mai 1909, à la vente Victorien Sardou, Ière partie, n° 108, et a été adjugé 1.810 fr. au libraire Leclerc.
(34) Paru en 1628.
(35) Paul de Fortia passait, à tort ou à raison, pour être d’origine juive. Mais François Malherbe n’avait pas attendu cette cruelle épreuve pour manifester de l’antisémitisme et dès 1622, dans une lettre à son cousin de Colomby, nous devons en constater la très nete affirmation.
(36) Anatole France en pantoufles, 1924, in-12, p. 58-60.
(37) Œuvres complètes de Racan, 1857, in-12, tome I, p. 253.

Pour évocation conforme,
Bertrand

lundi 29 septembre 2008

Petite dissertation sur la condition des livres romantiques


Voyons un peu la vision d’un membre du cénacle des bibliophiles-bibliographes en 1886 au sujet de la reliure des ouvrages romantiques, M. Jules Brivois.


« Un certain nombre d’ouvrages qui étaient à la vente Collin (1), reliés, se retrouvaient à celle-ci (vente de M. Dugoujon), brochés, où ils se sont vendus quelquefois plus cher ; exemple : les Iambes, de Barbier, édition originale. Vente Collin, 90 fr. Vente Dugoujon (2), 125 fr. Doit-on en conclure qu’il ne faut pas faire relier ses livres ? Nullement. D’abord il est évident qu’un livre relié ne se fatigue pas comme un livre broché, à moins d’avoir pour ce dernier des soins auxquels peu d’amateurs veulent s’astreindre ; ensuite, quand vous faires relier, c’est pour votre satisfaction personnelle, n’est-ce pas, et point du tout en vue d’une spéculation ultérieure. Si les hasards de la vie vous amènent à vous défaire de vos livres, eh bien, advienne que pourra, tout au moins vous en aurez joui ; s’ils sont bien habillés, vous aurez fait preuve de goût.


Reliure signée Purgold, vers 1825


Le compte-rendu de la vente Collin qui précède est typique, en ce sens qu’il indique – en outre de la date et du format – la condition du livre, c’est-à-dire s’il est à toutes marges, non rogné (non rogné ne veut pas dire à toutes marges, qui est le nec plus ultra), ou doré sur tranches ; broché, cartonné ou relié ; et dans ce dernier cas le genre de reliure quand elle est signée Bauzonnet, Brany, Capé, Cuzin, Lortic, Marius Michel, Thibaron, Trautz-Bauzonnet…, et ceci m’amène tout naturellement à parler de la manière dont quelques amateurs font habiller les auteurs contemporains et particulièrement les romantiques.


Quand je leur demande : Qu’avez-vous fait de ce bel exemplaire broché d’Eugénie Grandet en édition originale, que vous avez eu la bonne fortune de trouver l’autre jour, ou des poésies de Musset, etc. ? Ils me répondent : Je l’ai donné à cartonner… A cartonner ! C'est-à-dire que l’ouvrage n’est plus broché, mais qu’il n’est pas encore relié ; il est ainsi dans une espèce de purgatoire, attendant que l’on soit décidé à l’habiller suivant ses mérites. Croit-on vraiment qu’une riche reliure, ou même une mosaïque, serait déplacée sur les ouvrages dont je viens de parler ? sur l’édition originale des Chansons de Béranger ? de Mademoiselle de Maupin de Th. Gautier ? de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ? etc., etc. A cartonner !... Mais si les amateurs des siècles derniers avaient fait cartonner, vous n’auriez pas ces merveilleux spécimens que vous connaissez. Faites donc relier somptueusement la fine fleur des romantiques, certainement plus intéressants à tous les points de vue que pas mal de livres à figures du XVIIIe siècle, que l’on est tout étonné, malgré leur peu de mérite, de rencontrer habillés de maroquin.


Oh ! Je sais bien que l’on me répondra : « Mais quelle reliure choisir ? Il n’y a point d’ornements ni de fers XIXe siècle, les relieurs ne font que copier les anciens ; quant aux essais que nous connaissons, ils ne nous charment guère. » Soit, mais ma réplique est toute prête. S’il n’y a pas encore de reliure genre XIXe siècle bien caractérisée, c’est la faute des amateurs ; oui certes ; si au lieu d’encombrer les ateliers de Trautz-Bauzonnet, pour ne citer que celui-là, d’ouvrages anciens dont on avait cassé la reliure et qui attendaient un habit neuf – j’en connais qui l’ont attendu longtemps, cet habit et qui ne l’ont pas eu, - on eût dit à ce maître : Combinez une ornementation, trouvez des fers ; inventez une reliure nouvelle qui portera votre nom : il l’eût trouvée, cette reliure et exécutée dans la perfection. Trautz n’est plus… Mais il y a encore d’excellents relieurs – il y en a eu de tout temps – excitez leur émulation, donnez-leur des conseils, ouvrez un concours…, et alors vous ferez relier vos livres, au lieu de les affubler d’un vulgaire cartonnage qui n’est bon que pour des ouvrages sans valeur. Trauz a relié des romantiques : l’exemplaire de Mademoiselle de Maupin, de la vente Collin, portait sa signature. Il était en maroquin rouge, dos orné fil., tr. dor, a été vendu 1.085 fr. Ce prix eût été décuplé peut-être, si cet ouvrage avait été recouvert d’une mosaïque et doublé. (…) »


Reliure signée Boutigny, vers 1825

Extrait de la Chronique du livre tenue par Jules Brivois (3) dans la revue Le Livre, année 1886, bibliographie rétrospective, p. 123-124.


Pour évocation conforme,

Bertrand


(1) La vente de la bibliothèque de M. E. Collin a eu lieu à l’hôtel Drouot du 8 au 13 février 1886 (Ch. Porquet expert). Cette bibliothèque pratiquement uniquement composée d’éditions romantiques en belle condition a fait sensation à l’époque. Le produit de la vente s’est élevé à 66.000 francs.


(2) La vente M. C. Dugoujon s’est tenue à l’hôtel Drouot les 22, 23 et 24 février 1886 (Ch. Porquet expert). Cette vente a produit 55.000 francs. On y trouvait une trentaine de Cazin en maroquin rouge, des livres sur la mode, etc.


(3) Jules Brivois est l’auteur de la Bibliographies des ouvrages illustrés du XIXe siècle. P., Rouquette, 1883. Il était membre des Amis des Livres (société de bibliophiles bien connue dont le Président était Eugène Paillet et le vice-Président Henri Béraldi en 1898). Les commentaires de M. Brivois, même après cent ans passés, sont toujours appréciables et surtout très agréables à lire pour leur franchise, leur ton parfois osé. Dans son aparté, je trouve M. Brivois cependant un peu sévère avec la reliure romantique, on sait aujourd’hui avec le recul qu’il a existé des maîtres dans cet art, notamment Laurent-Antoine Bauzonnet (1795-1882) dans la première partie de sa carrière. On notera également Etienne Gaudard (1792-1878), dont les reliures sont plus rares il est vrai. Ils ont été formés tous les deux à Dole avant de partir faire fortune, le premier à Dijon, rue du Griffon, puis rue Portel, de 1815 à 1845, le second à Paris, de 1820 à 1851. Laurent-Antoine Bauzonnet, notamment, s’est imposé comme « maître des filets », décoration dont il excellait à varier les formes et la disposition. Mais dans ce mouvement romantique il y eut également les Purgold, Thouvenin, Boutigny, Ginain et autres Simier, relieurs tous émérites que M. Brivois semble ne pas considérer justement. Nous reviendrons bientôt sur ces relieurs de la période romantique. Lien vers le site Trésors de relieurs à la médiathèque de Dole. Voir ici les reliures de Gaudard.


dimanche 28 septembre 2008

Le bibliomane bouquiniste en lithographie (1840)




Message court. Plaisir des yeux.


C’est encore une image que je vous offre aujourd’hui. Petite histoire. J’ai rencontré cette belle lithographie coloriée chez un ami libraire. J’ai eu beau le travailler au corps pour qu’il me la cède pour ma collection personnelle… rien n’y a fait. Je lui ai demandé l’autorisation de pendre quelques clichés pour mémoire, ce qu’il a accepté avec plaisir.


La lithographie étant sous verre et encadrée, il m’a été difficile d’obtenir, au coin d’une rue, et sans préparation, une photographie de qualité. J’ai par ailleurs oublié de noter les détails du texte imprimé de cette gravure (erreur fatale que j’essaierai de réparer lors de mon prochain passage dans sa boutique). On peut lire malgré tout que la lithographie est signée VILLAIN. Elle porte par ailleurs en haut à droite le numéro 13. Ce qui est imprimé en bas est illisible sur mes clichés (on peut y lire seulement quelques mots dont « Boulevard Montmartre »).


D’après les dates d’activité du lithographe François Le Villain, cette lithographie peut dater des années 1830 à 1840. Le cadre est postérieur. Je n’avais jamais vu cette lithographie avant, elle mesure de mémoire environ 40 x 25 cm et était imprimée sur blanc. On lit imprimé au bas :


LE BOUQUINISTE.

Ah ! je la tiens que je suis aise !

Oui c’est la bonne édition

Car voilà, page neuf et treize,

Les deux fautes d’impression

Qui ne sont pas dans la mauvaise.


C’est amusant de constater que celui que nous appellerions aujourd’hui bibliomane est dénommé ici bouquiniste, terme réservé normalement à la catégorie de personnes qui vend des livres.

En espérant revoir un jour cette lithographie.


Amitiés, Bertrand


samedi 27 septembre 2008

Restons sur les quais : La gent bouquinière. Esquisse parisienne (1876)


Carte postale ancienne - Les quais à Paris, vers 1930

Chers toqués ! Chers lucides ! Chers extra-lucides ! Si d’aventures lorsque vous allez à pieds dans une salle des ventes pour y acquérir un beau livre depuis longtemps convoité vous manquez de vous faire renverser au premier feu rouge par une automobile… c’est normal ! Si la nuit vous ne comptez pas les moutons mais plutôt vos Petites Républiques elzéviriennes en maroquin du levant… rien de grave ! Si votre épouse vous reprend parce que vous ne l’écoutez pas toujours avec l’attention due à son rang (d’épouse… et/ou de femme…), parce que vous pensiez simplement à un livre dernièrement chipé aux enchères en salle par votre ennemi juré bibliophilique (vous aurez sa peau un jour, c’est sûr ! … pas d’affolement ! Si vous plongez irrémédiablement le nez au fin fond d’un vieux livre pour en humer la substantifique moelle aux senteurs de vieilles cheminées antiques … n’ayez aucune crainte ! Enfin, si, pris d’un accès fiévreux, dans les lignes proposées ci-dessous vous vous retrouvez un peu, beaucoup, jusqu’à la folie, avec un siècle d’écart tout de même, alors vous en êtes ! C’est certain. De bibliophile ou de bibliomane je ne saurais trop vous dire de quel mal incurable vous êtes atteint, je ne dirai que deux mots : Trop tard !

Carte postale ancienne - Les quais à Paris, vers 1930

« (1) O vous, qui possédez l’art de vous promener au milieu de tout ce brouhaha de Paris, parmi cette multitude bigarrée, affairée et distraite qui se meut, va, vient, marche, court et flâne dans les rues, le nez en l’air, l’oreille au vent ; avez-vous remarqué souvent l’attitude particulière, inquiète et absorbée de certains hommes à l’œil fureteur qui passent graves, coudoient les uns et les autres sans crier gare, et qui semblent suivre, comme dans un rêve, leurs pas trop hâtifs qui les devancent ? Ils marchent la prunelle en arrêt, anatomisant les vitrines ; Paris pour eux est un vaste livre rempli de documents intéressants. Ils se plaisent à en relever les annotations et à en compter les culs-de-lampe, et les quais forment la marge qu’ils parcourent pieusement.

Viennent-ils de Bercy ou d’Auteuil, de Montmartre ou du Panthéon, sans mot d’ordre, mus par la même passion, ayant au cœur le même désir, tous se dirigent, l’imagination irradiée, âpres à la curée, vers l’espace que bornent, sur la rive gauche de la Seine, le pont Saint-Michel et le pont Royal. Ils forment sans se connaître une race à part, dont l’idiome singulier, les mœurs étranges, les aptitudes et les goûts fantastiques ont quelquefois tenté la plume des humoristes. Leur vie, c’est un bouquin : et s’ils entrevoient un monde meilleur, un éden délicieux, ils ne peuvent se le figurer sans des parterres d’elzevirs, des massifs d’incunables, des montagnes d’in-folios et des parcs ombragés de feuilles manuscrites. Ils déjeunent le matin à la hâte entre un catalogue et leur dernière trouvaille, puis, sans consulter le ciel, heureux comme des jouvenceaux en bonne fortune, ils partent le pied léger, le cœur battant d’une sainte émotion, inquiets de savoir si la maîtresse qu’ils conquerront sera blonde ou brune, s’ils dénicheront, rarae aves, un Alde ou un Estienne. – Arrivés au but de leurs jouissances sur les doctes parapets, ils se préparent à la lutte, enlèvent leurs gants, fixent leurs chapeaux, donnent du jeu de la manche, entr’ouvrent leurs poches mystérieuses et profondes, et commencent. – Qu’il vente, qu’il pleuve ou que le soleil dissolve le bitume, comme ces fakirs de l’Inde qui se tiennent sur un pied, ils vont piano, pianissimo, toujours debout, l’œil plongé dans des cases, scrutant les livres jusque dans l’âme. – Paris les enveloppe dans son grand bourdonnement, les femmes en passant les frôlent avec un froufrou soyeux ; impassibles, noyés dans un océan de voluptés, ces chiffonniers de la science revivent tout un passé. Ils bouquinent, bouquinent, bouquinent : C’est la gent bouquinière !

Carte postale ancienne - Les quais à Paris, en 1908

De midi à six heures en été, de deux à quatre en hiver, ils sont là, à leur poste de joie, sur le qui-vive, le sourire aux lèvres, l’œil vif et perçant, la main en avant obéissant au regard. Ils se chuchotent à eux-mêmes des phrases intraductibles, ils paginent fiévreusement un volume, le replacent, plongent de nouveau leur mains noires de poussière dans un casier qui est tout un monde, et, respirant avec délices l’odeur du vieux veau racorni, des feuillets mouillés et des cartons pourris, ils reconstituent des yeux entre les nervures usées des bouquins qu’ils dévorent, les titres dédorés, abrégés, effacés dont ces pauvres déshérités semblent ne vouloir plus se parer.

L’étalagiste, lazzarone parisien, assis comme un missionnaire sur un siège ressemelé, considère d’un air bienveillant tous ces pionniers de sa marchandise ; le bouquiniste est quelquefois issu du bouquinier, et il se complaît à voir la figure mobile de ses habitués ; il les regarde lentement défiler, s’arrêter indécis et s’arracher avec peine du capharnaüm de ses boîtes ; il les compte, remarque les absents, bavarde avec ces messieurs, et, si l’un de ces bibliophobes avec un signe particulier l’appelle pour payer le bouquin qu’il vient d’exhumer, l’étalagiste accourt, la main à son gousset, affable, empressé ; il voit presque partir avec regret l’élu du chercheur qui le lui marchande, il félicite l’acquéreur, remet en ordre ses caisses bousculées par la passion de la recherche, puis il retourne à son siège d’où il examine son pauvre étalage qui s’étend au loin, semblable au berger nonchalant qui surveille son troupeau.

Carte postale ancienne colorisée - Les quais à Paris, vers 1910

Que de classes cependant, que de sectes, que de divergences d’opinions dans cette race bouquinante ! chacun a son dada, sa marotte, son but ; chacun défriche son siècle de prédilection, depuis l’helléniste jusqu’au romantique ; - pour ce dernier : les Renduel, les Barba, les Desessart, les Lecou ; pour d’autres : les Barbin, les Courbé, les Guillaume de Luynes, les De Sercy ; pour les piocheurs : les outils de travail, quels que soient la date de l’édition ou le nom du libraire, et pour les ambitieux enfin, les éditions de Vérard, les Molière aux armes de Louis XIV, les contes de La Fontaine, édition dite des fermiers généraux, et les bibles interfoliées de billets de banque, comme celle que légua jadis le marquis de Chalabre à Mlle Mars. Mais, pour arriver à satisfaire ces pia desiderata, il leur faudra soulever des collines d’in-12 ou d’in-8, empiler Capefigue sur l’Annuaire des longitudes, rejeter des monceaux d’Années chrétiennes et de Géographies de Malte-Brun, retomber à chaque pas sur l’Almanach des muses ou les Spectacles de la nature de Pluche et voir enfin surgir le Manuel du parfait fumiste à côté de l’Archi-monarquéide de Gagne. Quoi qu’il en soit , l’espoir guide ces vaillants chercheurs, rien n’ébranle leur robuste foi, ils passent au travers les séries les plus complètes de la Revu des deux mondes, sautant à pieds joints par-dessus les Cours de littérature de Laharpe, franchissent Anquetil et son histoire, Napoléon Landais et son dictionnaire, Sainte-Foix et ses Essais sur Paris ; ils avancent malgré tous les obstacles, et s’ils rentrent les poches vides, l’abattement et le désespoir ne les accompagnent pas au logis. Par contre, s’ils mettent la main, les veinards ! sur l’unique cheveu de l’occasion, s’ils peuvent déterrer le merle blanc de leurs rêves, ils exultent comme Archimède lâchant son Eureka, et l’immense bonheur qui emplit tout leur être les dédommage amplement des passées. Comme il est choyé, dorloté, admiré, ce bijou découvert ! de quelles larmes de reconnaissance il est arrosé ! Harpagon, serrant précieusement sa cassette contre son cœur, n’eut jamais d’expression de joie plus féroce que le bouquinier qui emporte sa trouvaille. « Va, pauvre bouquin, murmure-t-il en lui-même, tu vas oublier ton existence errante, les injures du temps et ta misère passée, viens ; tu auras la meilleure place à mon foyer, dans la noble famille dont tu es digne, entre tes frères chéris ; le fastueux maroquin et l’odorant cuir de Russie seront fiers de t’avoir pour voisin, car tu seras débarbouillé, lavé, encollé, habillé ; viens, tu es des miens et je te bénis pour toute la tendresse que tu me causes. »

O vous, qui passez sur les quais de Paris, admirez ces heureux qui bouquinent, bouquinent, bouquinent : C’est la gent bouquinière !

(1) Article non signé, paru en 1876 dans le Conseiller du bibliophile de Camille Grellet. (p. 49-52). La date exacte de parution est le 15 mai 1876 et l’auteur de cet article est donné dans la table à la fin du recueil paru en livraisons (le sommaire générale manque souvent à cette revue déjà passablement rare). L’auteur n’est autre qu’Octave Uzanne à ses débuts de littérateur bibliophile parisien, il avait seulement 25 ans.

Pour évocation conforme,
Bertrand

vendredi 26 septembre 2008

Le pauvre bouquiniste Debas (1812-1891)


Les pérégrinations d’Octave Uzanne le long des quais de Seine à la recherche du livre rare ou de la petite plaquette introuvable devaient faire plaisir à voir dans les années 1875-1890. Dans son livre sur les bouquinistes et les bouquineurs des quais de Paris, publié en 1893, à travers une anecdote il nous esquisse un portrait du bouquiniste Debas.


C’est Anatole France qui consacre à cette figure des quais un chapitre entier dans son Pierre Nozière. Anatole France, sensible au livre et à la bouquinerie, élevé au milieu des livres dans la librairie de son père, le Père Thibault-France, sise au quai Malaquais, nous en apprend plus sur le personnage.


Voici ces deux extraits qui donnent au final une physionomie bien sympathique d’un bouquiniste aujourd’hui oublié.


illustration gravée sur bois par Emile Mas pour la Physiologie des quais

de Paris d'Octave Uzanne, 1893.


Octave Uzanne (1893) :


M. Debas (1) – On ne s’en étonnera pas – faisait sont stock de livres à son image. Les romanciers modernes en étaient proscrits ; aussi bien ne tenait-il guère à un livre imprimé depuis moins de cent ans. Mais un acheteur si sympathique, un prêtre surtout, - la clientèle de « ces messieurs prêtres » était son honneur et sa joie, - le consultait sur un volume du grand siècle, le bonhomme sortait alors toute son érudition et finissait toujours par appliquer son véhément enthousiasme pour le passé au dénigrement féroce du temps présent. Un évènement avait profondément marqué dans la vie de l’excellent homme. Il avait été, à une session d’assises, porté sur la liste des jurés. Il ne laissait pas de raconter ce fait mémorable, se retrouvant, chaque fois qu’il répétait son récit, dans le même état d’âme où des circonstances si invraisemblables l’avaient plongé. Un de ses jeunes confrères l’a maintes fois entendu narrer cette histoire ; il a pu un jour nous la reproduire de mémoire, et je crois qu’en dépit de sa longueur, aucun sacrifice de rédaction ne vaudrait ce rabâchage sincère et naïf. Il suffisait de lui poser la question : « N’avez-vous pas été juré, monsieur Debas ? » pour qu’immédiatement, comme l’eau d’un bassin dont on a levé la bonde, s’écoulât sa verve intarissable sur ce sujet : « Oui, monsieur, c’était en 1872. J’habitais alors hôtel du Prince de Chimay, vis-à-vis mon étalage ; j’ai habité dix-huit ans l’hôtel du prince de Chimay, qui m’aimait bien, monsieur. – Je vivais là avec ma pauvre femme ; elle est morte, monsieur. Nous avons été ving-huit ans mariés ! Vous comprenez, je ne pouvais plus habiter cette chambre : le soir, quand je rentrais, je voyais ma pauvre défunte dans tous les coins. Vingt-huit ans mariés, monsieur ! – Ah ! c’est bien triste d’être seul, allez !... – Et le jury, monsieur Debas ? – Ah oui, le jury ; c’était en 1872, monsieur. Un jour, on sonne à ma porte ; j’ouvre et je vois un gendarme : - M. Debas, s’il vous plaît ? – C’est moi, monsieur. – Eh bien, monsieur Debas, voilà une invitation pour les assises ; vous êtes juré. – Oh ! monsieur, il doit y avoir une erreur. Je ne suis pas libraire, je ne suis que bouquiniste, et jamais un bouquiniste n’a fait partie du jury. – Enfin, vous êtes bien monsieur Louis-Jean Debas ? – Oui, monsieur. – Vous êtes bien né le 9 avril 1812 ? – Oui, monsieur. – Eh bien, cette invitation est pour vous. « J’étais bien contrarié, monsieur, car je ne suis pas riche, il faut que je gagne tous les jours mon pain quotidien, et je ne pouvais mettre ma pauvre femme souffrante à l’étalage. Je tâchai de connaître le nom du président des assises. C’était un M. de Lafaulotte, précisément un de mes clients. Alors je vais chez lui, je sonne, on m’ouvre et je demande : - M. de Lafaulotte, s’il vou plaît ? – C’est ici, monsieur. Pourrais-je lui parler ? – Oui, monsieur ; si vous voulez entrer. « On me fit entrer dans un cabinet, et là je vis M. de Lafaulotte, que je connaissais bien. J’ôte mon chapeau, je m’avance et je dis : « Bonjour, monsieur, vous ne me connaissez pas ; mais, moi, je vous connais bien ; je suis M. Debas ; je vends des livres vis-à-vis l’hôtel du prince de Chimay et j’ai eu l’honneur de vous en vendre quelquefois. – Ah ! Très bien ! Très bien ! je vous reconnais. Eh bien ! Qu’est-ce que vous désirez, mon brave ? – Monsieur, j’ai reçu une invitation pour les assises ; je suis du jury ; mais, monsieur, je ne suis qu’un simple bouquiniste, et jamais un bouquiniste n’a fait partie du jury ; et puis, je ne suis pas riche ; il me faut gagner tous les jours mon pain quotidien, et cela me portera un grand préjudice de m’absenter de mon étalage, parce que je ne puis y mettre ma pauvre femme qui est souffrante ; alors je viens voir s’il n’y aurait pas moyen de me faire rayer de la liste du jury. – Alors M. de Lafaulotte me dit : Ecoutez, mon bon ami, cela vous coûterait beaucoup de démarches pour vous faire rayer, plus de temps que pour siéger ; venez donc et, quand je pourrai, je vous ferai récuser. – Vous êtes bien honnête, monsieur. Bonjour, monsieur. – Bonjour, mon ami. « Et, en effet, je suis allé aux assises. Mais le premier jour, après qu’on eut appelé tous les noms, M. de Lafaulotte dit : « Je récuse M. Debas, je récuse M. Debas. – Alors je m’avançai vers le procureur royal !... – De la république, monsieur Debas. – Ah ! Oui, oui… Je m’avançai vers le procureur royal, et je lui dis : -Pardon, monsieur le procureur, M. le président a dit : je récuse M. Debas ; est-ce que je suis libre ? – Oui, mon bon ami, vous êtes libre ; mais il faudra revenir demain matin. « Je revins le lendemain, et pendant quinze jours. Mais je n’ai siégé que trois ou quatre fois, et puis j’ai eu la chance qu’il y avait deux dimanches dans cette quinzaine ! « Avez-vous vu plaider cause intéressante ? – Oui, monsieur ; j’ai entendu plaider Me Lachaud dans une affaire de viol. Oh ! il avait un bien grand talent, M. Lachaud ! il nous disait à propos de son client : « Mais, messieurs, on dit qu’il l’a violée ; elle n’avait qu’à serrer les cuisses, la malheureuse ! il ne l’aurait pas violée ! » Et le brave papa Debas continuait à bavarder ainsi sans trêve, avec minutie, n’omettant aucun détail, mais toujours drôle et pittoresque. Chassé de l’hôtel de Chimay par l’ombre de sa « défunte », le père Debas avait trouvé refuge dans un rez-de-chaussée de la rue de Furstemberg. Il y mourut pendant le rigoureux hiver 1890-1891. Il était étalagiste depuis 1832, tandis que son rival Malorey ne s’était établi qu’en 1833, en profitant de son expérience et de ses conseils.


illustration gravée sur bois par Emile Mas pour la Physiologie des quais

de Paris d'Octave Uzanne, 1893.



Anatole France (1899) :


« (…) M. Debas (2), qui ne fut point des plus prospères, et dont je ne puis me rappeler le souvenir sans attendrissement. Durant plus d'un demi-siècle, il posa ses boîtes sur le parapet du quai Malaquais, vis-à-vis de l'hôtel de Chimay. Au déclin de son humble vie, travaillé du vent, de la pluie et du soleil, il ressemblait à ces statues de pierre que le temps ronge sous les porches des églises. Il se tenait debout encore, mais il se faisait chaque jour plus menu et plus semblable à cette poussière en laquelle toutes formes terrestres se perdent. Il survivait à tout ce qui l'avait approché et connu. Son étalage, comme un verger désert, retournait à la nature. Les feuilles des arbres s'y mêlaient aux feuilles de papier, et les oiseaux du ciel y laissaient tomber ce qui fit perdre la vue au vieillard Tobie, endormi dans son jardin. L'on craignait que le vent d'automne, qui fait tourbillonner sur le quai les semences des platanes avec les grains d'avoine échappés aux musettes des chevaux, un jour, n'emportât dans la Seine les bouquins et le bouquiniste. Pourtant il ne mourut point dans l'air vif et riant du quai où il avait vécu. On le trouva mort, un matin, dans la soupente où chaque nuit il allait dormir. Je le connus dans mon enfance, et je puis affirmer que le trafic était le moindre de ses soucis. Il ne faut pas croire que M. Debas fût alors l'être inerte et morne qu'il devint quand le temps le métamorphosa en bouquiniste de pierre. Il montrait, au contraire, dans son âge mûr, une agilité merveilleuse d'esprit et de corps et il abondait en travaux. Il avait épousé une personne très douce et si simple d'esprit que les enfants, dans la rue, la poursuivaient de leurs moqueries, sans parvenir à troubler cette âme innocente. Laissant sa bonne femme garder ses boîtes de l'air et du cœur dont une fille de la campagne paît ses oies, M. Debas accomplissait des tâches nombreuses et très diverses qu'un même homme n'entreprend point d'ordinaire. Et toutes ses œuvres étaient inspirées par l'amour du prochain. Cette charité faisait l'unité de sa vie dispersée. Comme il avait une belle voix de ténor, il chantait le dimanche les Vêpres dans la chapelle des Petites Sœurs des pauvres ; scribe et calligraphe, il écrivait des lettres pour les servantes et faisait des écriteaux pour les marchands ambulants. Habile à manier la scie et la varlope, il fabriqua des vitrines pour la mercière en plein vent, Mme Petit, que son mari avait abandonnée, et qui avait quatre enfants à nourrir. Avec du papier, de la ficelle et de l'osier, il faisait pour les petits garçons des cerfs-volants qu'il lançait lui-même dans l'air agité de septembre. Chaque année, au retour de l'hiver, il montait les poêles dans les mansardes avec autant d'adresse que le meilleur compagnon fumiste. Il connaissait assez de médecine pour donner les premiers secours aux blessés, aux épileptiques et aux noyés. S'il voyait un ivrogne chanceler et choir, il le relevait et le réprimandait. Il se jetait à la tête des chevaux emportés et se mettait à la poursuite des chiens enragés. Sa providence s'étendait sur les riches et les heureux. Il mettait leur vin en bouteille, sans recevoir de récompense. Et lorsqu'une dame du quai Malaquais s'affligeait à cause de son perroquet ou de son serin envolé, il courait sur les toits, grimpait sur les cheminées et rattrapait l'oiseau, au regard de la foule attentive. Le catalogue de ses travaux ressemblerait au poème gnomique d'Hésiode. M. Debas pratiquait tous les arts pour l'amour des hommes. Mais sa plus grande occupation était de veiller sur la chose publique. A cet égard, il vécut ainsi qu'un homme de Plutarque. D'âme généreuse, passant ses journées en plein air, déjeunant et soupant sur un banc, il s'était fait des mœurs dignes d'un Athénien. La grandeur et la félicité de sa patrie faisaient le souci de toutes ses heures. L'empereur, en vingt ans de règne, ne put le contenter une fois. M. Debas déclamait contre le tyran avec une éloquence naturelle ornée de lambeaux de rhétorique, car il avait des lettres et lisait parfois ses livres qu'il ne vendait jamais. Bien qu'il eût le goût noble, il donnait souvent à ses indignations un tour familier. N'étant séparé que par la rivière du palais sur lequel le drapeau tricolore annonçait la présence du souverain, il se trouvait, par le voisinage, sur un pied d'intimité avec celui qu'il appelait le locataire des Tuileries. Badinguet passait quelquefois à pied devant l'étalage de M. Debas. M. Octave Uzanne nous a gardé le souvenir d'une promenade que Napoléon III, au début de son principat, fit, en compagnie d'un aide de camp, sur le quai Voltaire. C'était un jour gris et froid d'hiver. Le bouquiniste dont l'étalage s'étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable par le caractère aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait en commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l'empereur passa devant lui, ce bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu'on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d'un vieillard tendant la main sur la flamme d'un réchaud qu'il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s'en informer. Celui-ci obéit et revint dire à César : « Ce sont les Victoires et conquêtes. » Ce jour-là, Napoléon et M. Debas furent bien près l'un de l'autre. Mais ils ne se parlèrent pas. Si je n'aimais la vérité d'un amour filial et candide, j'imaginerais quelque aventure de l'empereur, de son aide de camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d'être comparée aux merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-Raschid et de son grand-vizir Giafar, errant la nuit dans les rues de Bagdad. Pour m'en tenir à l'exactitude d'une notice fidèle, je dirai que, du moins, des personnes d'une condition privée, mais d'un mérite reconnu, causaient volontiers avec M. Debas. J'en attesterais Amédée Hennequin, Louis de Ronchaud, Édouard Fournier, Xavier Marmier, mais ils ne sont plus de ce monde. Les plus familiers de M. Debas étaient deux prêtres, hommes excellents, l'un et l'autre, pour la doctrine et les mœurs, mais très dissemblables d'humeur et de caractère. L'un, M. Trévoux, chanoine de Notre-Dame, était petit et gros ; il portait sur ses joues ce vermillon pétri pour les chanoines par ces petits Génies que vit Nicolas Despréaux dans un songe poétique. Il mettait son étude et ses soins à découvrir de petits saints bretons et son âme était pleine d'un joie onctueuse. L'autre, M. l'abbé Le Blastier, aumônier d'un couvent de femmes, était de haute taille et de grande mine. Austère, grave, éloquent, il consolait par des promenades solitaires son gallicanisme attristé. Tous deux, passant sur le quai, leur douillette bourrée de bouquins, ils daignaient échanger des propos avec M. Debas. C'est M. Le Blastier qui consacra d'un mot la noblesse morale du bouquiniste : « Monsieur, vous n'avez de bas que le nom. » Quand M. Le Blastier ou M. Trévoux lui demandait si les affaires allaient bien, M. Debas répondait : « Elles vont doucement. C'est la sécurité qui manque. La faute en est au régime. » Et il montrait d'un grand geste de son bras le palais des Tuileries. Voilà dix ans déjà que M. Debas s'en est allé sans bruit, dans le corbillard des pauvres, un jour d'hiver. Et nous sommes peut-être deux ou trois encore à garder le souvenir de ce petit homme en longue blouse d'un bleu effacé, qui nous vendait des classiques grecs et latins et nous disait en soupirant : « II n'y a plus d'hommes d'État ; c'est le malheur de la France. » Peut-être que, chassés des quais, les bouquinistes n'y reviendront plus et que leurs étalages seront la rançon du progrès. Comme au temps d'Etienne Baluze, ils seront regrettés par les humbles curieux et les savants ingénus. Pour moi, je me rappellerai avec joie les longues heures que j'ai passées devant leurs boîtes, sous le ciel fin, égayé de mille teintes légères, enrichi de pourpre et d'or, ou seulement gris, mais d'un gris si doux qu'on en est ému jusqu'au fond du cœur. »


Pour évocation conforme,

Amitiés bibliophiles, Bertrand


(1) Extrait de Bouquineurs et Bouquinistes – Physiologie des quais de Paris par Octave Uzanne, P. May et Motteroz, ancienne maison Quantin, 1893, p. 92-97


(2) Extrait de Pierre Nozière, par Anatole France, p.76-88, éd. Nelson. La première édition de Pierre Nozière est de 1899.


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