dimanche 23 novembre 2008

L’Horace de Jules Janin (1860)


Revoici Jules Janin.

Jules Janin aime les beaux livres, sa « pharmacie de l’âme » ; il aime écrire, inlassablement ; il aime manger, il souffre de la goutte ; il aime le talent de Mademoiselle Rachel, il lui consacre un livre orné de photographies ; il aime Adèle sa femme, sa collaboratrice, à qui il adressera plus de 700 lettres.
Jules Janin n’aime pas Napoléon III, il est orléaniste ; il n’aime ni le printemps ni l’été car sa femme s’absente pendant six mois ; il n’aime pas les vendredis car il faut écrire le feuilleton.

Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est le poète latin Horace dont il possède vingt éditions différentes sur ses tablettes. Il cite, pense, parle et vit avec Horace. A la fin de l’été 1858, après avoir mis le mot fin à son livre « Rachel et la Tragédie » (Amyot, 1859) il se lance corps et âme dans la traduction des Œuvres du poète. Il faut dire qu’Ambroise Firmin-Didot a placé la barre haut en publiant en 1855 une édition charmante d’Horace qui a ravi l’Exposition Universelle par son format elzévirien, sa typographie et les photographies originales qui l’illustrent. Hélas pour le public, cet Horace-là est en latin, certes savamment revu par le philologue allemand Johann Friedrich Dübner mais les jolis exemplaires dans leur reliure d’éditeur en maroquin de Lortic ne sont pas souvent ouverts…
Louis Hachette, un ancien condisciple du lycée Louis-le-Grand soutient l’enthousiasme de Janin : « J’ai l’intention d’imprimer votre Horace en un format de poche. Il faudra que Lahure fasse un petit bijou typographique. Je vais voir si one ne pourrait pas y introduire quelques gravures de simple ornement » (14 sept. 1859). La première édition paraît en août 1860 (2) : « On recherchera longtemps les papiers de Chine ou d'Annonay de cette traduction nouvelle, imprimée avec tant de zèle et de bonheur par M. Lahure, au compte de M. Hachette » écrira Janin dans l’Ami des livres (3).

Les 3000 exemplaires s’arrachent en un mois (4) pour se recouvrir souvent de maroquin et de dorures et figurer ainsi en bonne place dans les belles bibliothèques du second Empire.

Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Paris, Hachette, 1860. Reliure de Petit , successeur de Simier. Ex-libris de Napoléon Mortier, troisième Duc de Trévise, Chambellan de Napoléon III (1804-1869).

Victor Hugo, de son île de Guernesey, est enthousiaste comme beaucoup : « Vous traduisez Horace comme il me semble qu'Horace vous traduirait, avec un ravissant mélange d' obéissance et de liberté […] J'ouvre ce charmant Janin-Horace et ma cellule est pleine de soleil. » (23 sept. 1860) (5). Voilà Horace devenu lisible. Il ne faut pas être trop exigeant sur la fidélité de la traduction : c’est bien du Janin-Horace, on écrit même perfidement que Janin a réinventé Horace…

La seconde édition se prépare fébrilement. De nombreuses corrections sont apportées avec l’aide de…Dübner. Trois mille exemplaires (plus 100 sur Hollande) sortent en Février 1861 (6) et sont épuisés en septembre. Curmer, également très ami avec Janin, publie dans le même temps sur souscription un petit recueil de photographies pour illustrer son Horace (7). N’est-ce pas Janin qui écrivait au pied du berceau du daguerréotype, en 1839 : « Le dagueréotype (sic) est destiné à reproduire les plus beaux aspects de la nature et de l’art, à peu près comme l’imprimerie reproduit les chefs d’oeuvre de l’esprit , populariser chez nous, et à peu de frais, les plus belles œuvres des arts. » ? (8).

Ce recueil est composé de 23 photographies sur albumine, contre-collées sur papier, s’ouvrant sur celle d’un profil en médaillon de Janin, sculpté par Bogino et se poursuivant par un curieux mélange de reproductions de profils gravés à l’antique, de gravures de tableaux de Rubens ou de Raphaël représentant Bacchus, Silène et des nudités, et de monnaies antiques, probablement les premières à être photographiées d’après nature.

Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer, 1861. Frontispice gravé des Dédicaces et planche photographique de monnaies.

Les planches sont uniquement précédées de quelques pages de dédicaces versifiées, une grande spécialité de Janin. Quelques amateurs du temps ont pris soin de faire précieusement insérer par leur relieur ces photographies, qui se sont très bien conservées, dans leur exemplaire des Oeuvres d’Horace.

Les éditions se succèdent, la troisième en 1865 puis une dernière, posthume en 1878.

Bien sûr, on juge la traduction, on trouve aussi « bizarre » la Table dans laquelle Janin s’est ingénié à trouver un titre en vers français pour chaque Ode (« Je vivais au hasard et négligent des dieux ») (9). Cette Table sera d’ailleurs modifiée dans la seconde édition et retrouvera une présentation plus académique. On ne dit rien par contre de l’épigraphe au titre : « Sans peser, sans rester, VH ». Se rend-on compte qu’elle est extraite des Contemplations (I, 13, A propos d’Horace) de Victor Hugo, alors en exil ? Janin a-t-il glissé ailleurs d’autres allusions politiques ?

Ce n’est pas d’usage mais terminons par la Préface. On la lit d’abord sans trop faire attention. Ses 24 pages se terminent par ces mots entre parenthèses : « traduit de la préface du petit Horace in-12, imprimé à Amsterdam, par Daniel Elzevier ». Cette édition de 1676 a été très estimée de tous temps (10). Cependant, le curieux qui veut comparer les deux préfaces est surpris : celle de l’édition hollandaise ne compte que deux pages ! Dans la seconde édition de la traduction de Janin, la Préface devient Dédicace, la référence à Elzevier est conservée (« imprimé dans Amsterdam ») ; dans la troisième, cette mention a disparu…

Pourquoi avoir voulu déguiser cette Préface ? Il faut en relire le début : « Et ce fut, Monseigneur, avec un zèle infini, que votre illustre père, ami de toute honnête gloire et du beau langage, entoura votre heureuse enfance des plus belles œuvres de l'esprit humain, les plus fécondes en grâce, en politesse, en éloquence… » et se rapporter à la fin « Enfin ce livre excellent, je le confie à tes mains juvéniles, ô noble enfant d'une mère austère, la plus tendre et la plus dévouée des mères, d'une aïeule voisine du ciel (corrigé dans l’édition de 1861 en consolation suprême d’une aïeule.. ), et d'un prince enlevé trop vite à l'amour du genre humain. ». Le corps de la Préface est consacré à Horace et à tous les exemples dont « Monseigneur » pourra tirer profit pendant sa lecture.

Quelques critiques du temps ont parfois souligné du bout de la plume cette étrange Préface apocryphe, sans insister davantage. D’autres ont bien deviné quel dédicataire mystérieux elle masquait…et dont le nom devait rester prudemment tu.

Laissons encore planer ce petit mystère pour en faire une devinette….

Article rédigé et envoyé par
Raphaël, un lecteur fidèle du Bibliomane moderne.

Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer, 1861.
Photographie du portrait de Jules Janin par Bogino.

Références :

(1) Mergier-Bourdeix , Jules Janin, 735 lettres à sa femme, 1979, III, p. 528. L’appendice V, pp. 525-534 est consacré à l’histoire de la traduction de l’Horace.

(2) Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Paris, Hachette, 1860. in-12, 14 x 9 cm.

(3) J. Janin, l’ami des livres, Paris, Miard 1866. http://le-bibliomane.blogspot.com/search/label/Jules%20Janin

(4) Mergier-Bourdeix , Jules Janin, 735 lettres à sa femme, 1979, III, pp. 219, 525-534.

(5) Clement-Janin - Victor Hugo en exil, d'après sa correspondance avec Jules Janin et d'autres documents inédits.Paris, Aux Editions du Monde Nouveau, 1922, pp.133-134.

(6) Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Deuxième édition. Paris, Hachette, 1861.

(7) Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer. 1861.

(8) J. Janin, « Le dagueréotype » (sic), L'Artiste, 1839, p. 147.

(9) Léone d’Albano, In Revue Orientale et Américaine, L. de Rosny. Ed., Paris, Challamel, V, pp. 83-84.

(10) Quinti Horatii Flacci Poemata, Scholiis sive Annotationibus instar commentarii illustrata a Ioanne Bond.Amsterdam, Elzevier, 1676.

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