lundi 13 octobre 2008

Lexique : Bibliuguiancie. D'après Gabriel Peignot (1802)


Nature morte aux livres, 1628.
Leiden Master, Alte pinakothek, Munich.

Tout comme moi, je pense qu'une majorité des lecteurs ici n'aura jamais entendu ce mot barbare et presque imprononçable : BIBLIUGUIANCIE.


Il faut dire que c'est seulement par hasard que je suis tombé sur ce mot à la lecture du premier tome du Dictionnaire raisonné de bibliologie de Gabriel Peignot, publié à Paris, en 1802, chez Villier, libraire rue des Mathurins au n°396.

Voici la définition complète telle que nous la livre l'érudit bibliographe et bibliophile Gabriel Peignot (dont nous reparlerons très prochainement).

"BIBLIUGUIANCIE. Nouveau terme imaginé par les citoyens Vialard et Heudier, pour signifier l'art, inventé par eux, de restaurer les livres précieux qui ont été endommagés, soit par vétusté, soit par accident. Cet art consiste à blanchir le papier, à en enlever toute espèce de taches, à réparer les ravages des vers, à rétablir, dans quelque langue que ce soit, tout ce qui a pu leur servir de pâture, soit lettres, soit vignettes, à redonner au papier la force qu'il a perdue, et même à lui donner celle qu'il n'a jamais eue, etc.

Cet art est précieux, et doit être encouragé ; c'est pourquoi le ministère de l'intérieur, après s'être assuré du succès de cette découverte, a invité les conservateurs des bibliothèques nationales du département de la Seine à employer les citoyens Vialard et Heudier à la restauration des livres détériorés.

C'est ici le cas de parler de la manière de nettoyer les livres, et de blanchir les estampes. Le Dictionnaire de l'industrie s'exprime ainsi à ce sujet : " Il arrive souvent que l'huile qui entre dans la composition de l'encre des imprimeurs, se sépare à la longue de cette encre, et tache le papier, sur lequel elle s'étend imperceptiblement : la même chose arrive aux estampes. Nous allors indiquer le moyen d'y remédier. On ôte d'abord la couverture du livre qu'on veut nettoyer, ensuite on prépare une lessive avec de la cendre de sarment de vigne ; il ne faut point que la lessive soit trop forte ; pour cet effet on met un boisseau de cendre sur quatre seaux d'eau de rivière ; on la fait bouillir plusieurs heures pour que l'eau se charge en sels de la cendre ; on la laisse reposer l'espace de sept à huit jours ; on la tire ensuite à clair par inclinaison. On peut alors, avec cette lessive, nettoyer toutes sortes de livres et d'estampes, pourvu qu'ils ne soient point écrits ni peints avec encre et couleurs gommées ; car il n'y a que l'encre d'impression qui résiste à ce blanchissage. On prend le livre que l'on veut lessiver, on le met entre deux cartons que l'on serre légèrement avex une ficelle afin que la lessive puisse pénétrer entre les feuilles ; dans cet état, on met le livre à bouillir un quart d'heure dans la lessive préparée ; on l'en retire ensuite ; on ôte la ficelle, et on le met en presse pour en exprimer toute l'eeau qui sera chargée de sa crasse ; on le laisse sous presse un quart d'heure ; puis on le remet de nouveau dans la lessive bouillante comme auparavant : après l'avoir passé une seconde fois à la presse, on le remet dans un chaudron plein d'eau de rivière, bouillante et propre, qui achève de le nettoyer parfaitement, et d'en enlever toutes les taches de graisse et de crasse sans que le papier et l'impression en souffrent. S'il y avait quelques endroits qui ne fussent pas bien nettoyés, il faudrait recommencer le même procédé. Comme, dans ces opérations réitérées, les lessives détachent une bonne partie de la colle du papier, qui alors, n'ayant presque plus de corps, serait sujet à se déchirer, on y remédie en mettant le livre par deux fois dans de l'eau d'alun, et même alors il pourra souffrir l'écriture sans boire l'encre : on fait ensuite sécher le livre sur des ficelles, en éparpillant un peu les feuillets, dans un endroit qui ne soit point exposé au grand air, ni au grand soleil. Il faut qu'il sèche lentement. On peut, en suivant la même méthode, blanchir des estampes, et lorsqu'on veut les faire sécher, on doit avoir les mêmes précautions, et les suspendre à des ficelles avec des petites fourchettes de bois". Extrait du Dictionnaire raisonné de bibliologie de Gabriel Peignot, P.,Villier, 1802, tome I, p. 108-110.

Je ne sais si cette méthode fut toujours utilisée ou si des perfectionnements et des variantes furent pratiqués, mais ce qui est certain, c'est qu'au cours du XIXe siècle (entre 1840 et 1880 plus particulièrement), de nombreux relieurs renommés n'hésitèrent pas laver outrageusement (moins outrageusement parfois, heureusement...) les ouvrages les plus rares destinés à être reliés à nouveau. Je ne citerai que ceux que je connais le mieux dans la pratique de cet "art" : Duru, Trautz-Bauzonnet, Hardy, Lortic, etc.

Les volumes, proposés en reliures anciennes (bien conservés ou non) à ces relieurs prestigieux du second empire, étaient rendus à leurs clients bibliophiles comme des ouvrages "neufs" ou dirons-nous "rénovés", papier bien blanc ou rendu plus homogène, feuillets tellement battus et laminés qu'ils arrivaient à redonner des exemplaires plus grands de marges qu'ils ne les avaient reçus !

Autre moeurs, autre époque, autres bibliophiles. Il n'était pas rare à l'époque (entre 1800 et 1890) de voir un livre dans sa belle reliure XVIe, un peu terne certes, mais strictement de l'époque, cassé, pour être relié à nouveau par le maître Duru ou Lortic !

Aujourd'hui il en serait sans doute autrement, sans pour autant que les reliures et la bibliuguiancie de ces maîtres es arts bibliopégistiques n'en soient moins recherchés aujourd'hui.

Qui ne court aujourd'hui à toutes jambes devant une somptueuse reliure signée Trautz-Bauzonnet ?


Amitiés bibliophiles,
Bertrand

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