samedi 25 octobre 2008

Le bibliophile Jacob et les livres (suite et fin)


Un liseur au XVIIIe siècle. Estampe en couleurs fin XIXe s.

Suite et fin de l'introduction au catalogue de la librairie Auguste Fontaine 1878-1879 par le Bibliophile Jacob.

"Je reviens à vous, chers et honorés bibliophiles, et je me permets, après avoir lu et relu le Catalogue de M. A. Fontaine, lequel est fait à votre intention, de vous classer en différentes catégories, qui correspondent exactement aux différentes espèces de beaux livres qu'on vous offre dans ce Catalogue rempli de tentations et de séductions bibliographiques.

Il faut d'abord diviser tous les bibliophiles, dignes de cette noblesse de nom qui oblige, en trois camps distincts : ici, les amateurs exclusifs d'anciennes reliures ; là, les amateurs éclectiques, qui accordent la même tendresse aux reliures anciennes et aux reliures modernes, pourvu qu'elles soient de bonne main et signées d'un nom recommandé. Dans le troisième camp sont les partisans déterminés de la reliure artistique de notre temps, et c'est par des motifs analogues qu'ils harmonisent cette reliure avec les Classiques français des Didot et de Lefèvre, avec les exemplaires de choix des charmantes éditions, ornées d'eaux-fortes , que publient MM. Jouaust, Quantin, Lemerre, Rouveyre, Willem et Liseux.

La reliure est donc, en quelque sorte, comme je l'ai dit plus haut, le lien commun et indissoluble des bibliophiles. Mais, à d'autres points de vue, les différences entre les bibliophiles sont multiples et très-caractérisées. Les uns ne veulent que des livres à figures et, de préférence, des livres du XVIIIe siècle, que les spirituels et gracieux dessinateurs de vignettes, Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, Marillier, etc., ont illustrés de leurs plus charmantes compositions. Les autres s'attachent plus sévèrement aux Poésies du XVIe siècle, aux Romans de chevalerie, aux vieux Conteurs, aux recueils de Facéties, à tout ce qui touche à la curiosité dans la littérature d'autrefois. Ceux-ci rechercheront de grand cœur tous les gothiques français, mais feront fi des gothiques latins ; ceux-là, en très-petit nombre, demandent des livres rares et des beaux livres, aux littératures étrangères, qui en sont moins riches que la nôtre et qui comptent pourtant dans leur domaine bibliographique les plus belles éditions qui existent, témoin le Poliphilo, d'Alde Manuce, et les livres qui ont atteint le prix le plus élevé, témoin le Decamerone, de Valdarfer, acheté 36,500 fr. à la vente du duc de Roxburghe. Quelques bibliophiles, cinq ou six au plus, recueillent pieusement les pièces volantes, historiques surtout, qui, pendant deux siècles, le XVIe et le XVIIe, se sont éparpillées ça et là, comme les feuilles de chêne où étaient inscrits les oracles de la Sibylle. Quelques autres, peu nombreux aussi, conservent fidèlement le culte des Elzeviers, que mon vieil ami Motteley avait mis en honneur, à l'exclusion de tout autre genre de livres. Mais la mode change en fait de livres, comme en toute chose, et les Elzeviers sont bien dédaignés maintenant, du moins en France, depuis que Motteley n'est plus là pour leur faire de la réclame intéressée, puisqu'il possédait en cachette un petit magasin d'éditions elzéviriennes en blanc, c'est-à-dire brochées, à toutes marges. Je raconterai une autre fois comment Motteley avait découvert en Hongrie une véritable mine d'Elzeviers BROCHÉS. Les Elzevisrs, même BROCHÉS, ne sont pas les seuls déshérités de nos jours, dans la bibliophilie française : les manuscrits, même les plus beaux, n'excitent pas de passions exclusives, en France, et nos bibliophiles n'ont pas souci d'en posséder plus de trois ou quatre, à titre de splendide échantillon de l'art des scribes et des miniaturistes du moyen âge. C'est seulement en Angleterre que les riches bibliophiles anglais forment, à grands frais, des bibliothèques de manuscrits, comme sir Philips, à Middlehill, et lord Asburnham, dans son château d'Asburnham. On vendra bien encore, à un très-haut prix, quelque incunable célèbre, tel que la première édition du De Officis, de Cicéron, imprimé à Mayence par Jean Fust en 1463, ou toute autre édition princeps des classiques latins, en bel exemplaire ; mais la vente des livres du comte de Boutourlin, faite à Paris en 1839-41, n'a que trop tristement constaté combien peu les incunables avaient de charmes pour les bibliophiles français. La great attraction, la passion immodérée, la folie incessante de ces bibliophiles, — et je leur en fais tout haut mon sympathique compliment, — ce sont les éditions originales de nos grands classiques, de la plupart du moins, pourvu que ces éditions datent du XVIIe siècle. Jamais le XVIIe siècle littéraire n'a été plus en honneur qu'aujourd'hui, dans la bibliophilie, sinon dans la littérature. C'est du délire, c'est du vertige, c'est de l'insanité, disent les ignorants et les envieux. Nous n'en sommes pas encore toutefois, à l'égard de Corneille, de Molière et de Racine, là où en sont les Anglais pour leur Shakespeare, et les Allemands pour leur Goethe, et les Italiens pour leur Boccace, car, si nous payons très-cher, de plus cher en plus cher, les éditions originales de nos trois grands Dramatiques, nous ne leur avons pas encore consacré des musées spéciaux, et nous ne célébrons leurs centenaires que sur la scène du Théâtre-Français. En revanche, les bibliophiles ne connaissent plus de bornes dans le désir de posséder ces éditions originales, si longtemps dédaignées ou plutôt oubliées, et maintenant si recherchées et si vivement disputées, qui se paient au poids de l'or.

La collection des pièces de Corneille en éditions originales, avec reliures modernes dignes et suffisantes, vaudrait 12 à 15,000 fr. ; celle des pièces de Racine, 7 à 8,000 fr. ; celle des pièces de Molière, 22 à 25,000 fr. Or, en 1843, à la vente de la bibliothèque Soleinne, cette même collection des pièces de Corneille, mais non reliée, s'est vendue 160 fr. ; celle des pièces de Racine, 80 fr. ; et enfin celle des pièces de Molière, 465 fr. Ces chiffres seuls donnent une idée exacte des progrès de la bibliophilie depuis trente-cinq ans. M. A. Fontaine a donc fait son Catalogue annuel, au point de vue des tendances, des préférences et des goûts actuels de la bibliophilie. Ce Catalogue ne contient pourtant pas la cinquième partie des livres, qui vont s'amasser dans les vastes hypogées de la Librairie des Panoramas et qui n'y dorment pas longtemps du sommeil des morts, car, de tous les points du domaine bibliographique, ces livres de luxe, de travail, de recréation et, disons-le quelquefois tout bas, de vanité, sont appelés tour à tour à revenir à la lumière et à prendre place dans les bibliothèques publiques et particulières des deux mondes. Ainsi je ne rencontre pas dans ce Catalogue beaucoup d'ouvrages excellents, peu communs et fort chers, que j'ai vus, en double et triple exemplaires, dans le fond des magasins de M. A. Fontaine, et qui feraient bien l'affaire des travailleurs : par exemple, la Revue Rétrospective, ce recueil historique supérieur à tous les autres, publié de 1832 a 1838 par Taschercau et Monmerqué, et formant 20 volumes in-8. Je remarque même que la classe de l'Histoire est relativement peu abondante (400 articles environ), en comparaison des autres classes du Catalogue : on n'y voit pas même une seule de ces pièces rares, si multipliées à l'époque des Valois, ces plaquettes qui ont si bon air, avec une belle reliure de Lortic ou de Chambolle et qui sont rangées en bataillons serrés, dans plusieurs bibliothèques renommées, notamment chez M. le baron J. de Rothschild et M. le comte de Lignerolles. Le XVIIIe siècle, dont l'étude s'impose aux esprits sérieux comme aux plus frivoles, n'est représenté que par quelques beaux livres, et l'on n'y trouve pas même les Mémoires de Baehaumont, dont M. Fontaine possède au moins six bons exemplaires de l'édition en petits caractères, ni la Correspondance secrète, de Métra, dont les quatre derniers volumes manquent à tous les exemplaires qui apparaissent de loin en loin dans la librairie d'occasion. Quant aux ouvrages publiés pendant la Révolution et qui formeraient à eux seuls une bibliothèque de 30,000 volumes, de 150,000 pièces séparées et de 600 journaux, les bibliophiles s'éloignent avec effroi de cette avalanche de papier noirci, imprimé avec des têtes de clous : ils ne se plaindront pas, en lisant le Catalogue de M. Fontaine, de n'avoir, pour une aussi triste époque, que de grands ouvrages à figures et quelques brochures politiques fort singulières, qu'on ne s'attendait guère à voir surgir de l'œuvre mulierosa de Restif de la Bretonne. Au surplus, M. Fontaine peut répondre, aux amateurs qui demanderaient une série plus importante de livres d'histoire, en appropriant à la circonstance le vers de Béranger : « Les plus vaillants sont restés un logis. » Le Catalogue de 1878, tel qu'il a été préparé avec une sage modération, présente, d'ailleurs, plus de beaux livres, plus de livres rares, plus de reliures précieuses, plus de joyaux de la couronne bibliographique, que tous les bibliophiles ne pourraient en acquérir, pour leurs étrennes, dans le délai de cinq semaines. Il y en a pour tous les goûts et même pour toutes les bourses, car le petit amateur, qui n'a que 10 ou 20 francs à dépenser, s'apercevra, en parcourant ce splendide Catalogue destiné surtout à l'élite des bibliophiles, qu'on ne l'a pas oublié et qu'il est convié aussi, en quelque sorte, à prendre une part modeste à ces amples libations de la bibliophilie, où les plus grands amateurs auront de quoi se satisfaire, chacun selon ses préférences et au-delà même de ses désirs. Au milieu de ces prix qui paraîtront exorbitants et fantastiques aux nouveaux venus dans la famille des amateurs, il serait facile de signaler des prix non-seulement minimes, mais bien inférieurs à la valeur réelle dos ouvrages et des exemplaires, qui sont décrits dans le Catalogue de M. Fontaine. Bornons-nous à essayer de faire un dénombrement méthodique des richesses et des curiosités de ce Catalogue, dans lequel on ne retrouve pourtant qu'un petit nombre des livres que M. Fontaine avait achetés dans les dernières ventes, où ses acquisitions se sont élevés à plus de 250,000 fr. Il y a peu de manuscrits, et nous avons dit pourquoi, mais ceux qui figurent dans le Catalogue ont une importance exceptionnelle : outre dix-sept livres d'Heures, dont deux paraissent pour la première fois, il suffira de citer quatre manuscrits provenant de la vente Firmin-Didot : N° 513, le Roman de la Rosé, 6,000 fr. ; N° 533, le Coche, poème de Marguerite de Navarre, 25,008 fr. •, N° 1320 et 1321, les Funérailles d'Anne de Bretagne, 16,000 fr. et 15,000 fr. Peu de livres en langues étrangères : N° 746, Obras del poeta Osias Marco, 1,200; N° 753, Alione d'Asti, 1,000 fr. ; N° 1060, Decamerone, 3,000 fr., et une vingtaine d'autres moins précieux. Les livres gothiques, peu nombreux aussi, mais tous admirables; N° 519, le Roman de la Rose, translaté de rime en prose par Molinet, édition lyonnaise de 1503, prix non indiqué ; N° 521, le Pélerinage de l'homme, par de Guilleville, 800 fr. ; N° 515, le Roman de la Rosé, édition de Vérard, sans date, 1,000 fr. ; N° 532, l'Espinette du jeune prince, édit. de 1514, 500 fr. ; N° 533, le Livre de la Diablerie, édit. de 1508, 730 fr.; N° 931, le Violier des histoires romaines, édit. de 1525, 500 fr. ; N° 933, Saint-Graal, édit. de 1523, 10,000 f., etc.

Je ne m'arrête pas à chercher les exemplaires sur peau vélin, anciens et modernes, que j'avais remarqués, en passant, et je l'avouerai, sans grande émotion, ce genre de livres ayant perdu beaucoup de son intérêt, depuis que le savant bibliographe Van Praet n'est plus là pour les faire valoir. Je suis bien désintéressé aussi, quand je m'occupe des grands livres à figures, qui ne sont plus faits pour moi depuis que la goutte m'a ôté la force de les soulever et de les manier à mon aise. Répétons tristement, avec les vieux Athéniens du Voyage d'Anacharsis : Nous avons été jadis Jeunes, vaillants et hardis ! Rappelons-nous, toutefois, avoir feuilleté souvent, à cette époque lointaine, les Monuments de la Monarchie française, de Montfaucon (N° 1398); les Cérémonies religieuses de Bernard Picard (N° 1252) ; les Tableaux des Campagnes d'Italie (N° 1388) ; les Hommes illustres, de Perrault (N° 1521) ; et tous ces volumes in-folio maximo, que le Catalogue de M. Fontaine nous présente en exemplaires de choix, et que je laisse aux bibliophiles jeunes et robustes.

Hélas ! je ne puis guère davantage me hasarder à toucher ces beaux ouvrages d'érudition historique, qui m'ont été si familiers et qu'il me serait si agréable encore d'aller revoir, en bons et beaux exemplaires : l'Histoire généalogique, du P. Anselme (N° 1394), 2,000 fr.; L’Histoire de Bourgogne, de dom Plancher (N° 1431) ; l'Histoire de Languedoc, de dom Vie et dom Vaissete (N° 1 500) ; L’Histoire de Lorraine, de dom Calmet (N° 1426), etc.

Un vieux bibliophile, estampe en couleurs de la fin du XIXe.

Hélas ! Combien j'envie le sort des bibliophiles qui peuvent remuer ces gros livres aussi aisément que de simples in-8, et qui ne sont pas privés, comme moi, d'y puiser sans cesse comme aux sources vives de notre histoire nationale !

Un bibliophile sans mains serait, m'est avis, condamné au supplice de Tantale. Mais M. Fontaine a pensé généreusement aux goutteux, qui ne peuvent se servir que de livres portatifs, et son Catalogue met à leur disposition un ensemble rassurant de collections historiques, en format usuel, qui, Dieu soit loué, ne me sont pas encore interdits, par notre dame et maîtresse la Goutte des mains, que les anciens appelaient la Chiragre et que leur mythologie avait négligé de reléguer dans les enfers avec les Euménides et les Furies. Le bon Janin, qui était podagre émérite et non chiragre, par bonheur pour son amour des livres, me disait, par un beau jour de soleil : « Je me promène à travers mes livres, et nargue de la goutte ! Mais, vous, mon ami, vous êtes destiné tôt ou tard à ne pouvoir plus ouvrir vous-même un volume, selon la prophétie de Perse : ni lapidosa chiragra fregerit articulas. » En attendant la réalisation complète de la prophétie, je me réjouis de constater que la plupart des livres du Catalogue de M. Fontaine sont encore à mon usage et que les bibliophiles goutteux peuvent se promener allègrement, comme faisait Janin, à travers les nombreux volumes des grandes collections historiques de notre histoire de France, sous la conduite de Petitot et Monmerqué (N°1302), de Buchon (N°1304), de Berville et Barrère (N° 1386).

Revenons aux beaux livres. Bibliophiles, saluez ! ce sont des éditions originales de Corneille, de Molière et de Racine. CORNEILLE : quatre pièces seulement, dont Cinna, 800 fr., et dix éditions originales des Œuvres, de 1644 à 1688, entre lesquelles il faut rendre hommage à celle de 1664-66, qui réunit au Théâtre de Pierre les Poèmes dramatiques de Thomas, 6 vol. in-8, reliure à la Du Seuil, provenant de la vente Didot : 18,000 fr. MOLIÈRE : 22 éditions originales ou autres de pièces séparées, et huit éditions originales ou rares des Œuvres, dont la première édition de 1666, sans prix marqué ; l'édition de 1673, 20,000 fr. ; l'édition de 1674-76, 6,000 fr.; l'édition de 1682, 800 fr. ; et l'édition in-4 de 1734, avec les figures de Boucher, 1,500 fr. RACINE : ses douze pièces, en éditions originales et autres éditions rares, et quatre éditions originales des Œuvres, de 1676 à 1697; or, Charles Nodier croyait et soutenait que la première édition collective de Racine était celle de 1679, et nous avons ici cet exemplaire de Nodier (1,800 fr.), qui s'incline humblement, sous sa reliure de Duru devant un superbe exemplaire de l'édition de 1676, relié par Trautz-Bauzonnet (5,000 fr.). Nos trois grands poètes du Théâtre ne sont pas les seuls classiques, dont le Catalogue de M. Fontaine nous présente des éditions originales. Les neuf éditions des Caractères, de la Bruyère, publiées de son vivant avec tant de variantes et d'additions, forment une série fort intéressante ; mais ces éditions de La Bruyère sont bien loin d'atteindre les prix des éditions originales de toutes les pièces de Corneille, de Racine et de Molière, par cette raison que la plupart des exemplaires de ces pièces ont été détruites et mutilées par un fréquent usage, tandis que toutes les éditions originales de La Bruyère, formant chacune un volume qui se vendait relié, sont entrées immédiatement dans les bibliothèques qui les ont conservées intactes.

Les éditions originales de Bossuet, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de La Fontaine, de Mme de La Fayette, de Le Sage, etc., trouveront bien vite une somptueuse hospitalité dans le cabinet des amateurs. Mais, si le médiocre roman de la Princesse de Clèves se maintient à très-haut prix, en édition originale (N° 979, 600 fr.), les éditions originales des chefs-d'œuvre du dernier siècle sont encore au rabais, quoique le poème de la Ligue, édit. de 1724, soit coté 120 fr., à cause de sa bonne reliure aux armes de Machault d'Arnouville. Il n'y a guère que la première édition des Lettres de Mme de Sévigné (N° 1185, 2 vol. in-12, publiées en 1726) qui ait une valeur notable parmi les éditions originales du XVIIe siècle.

M. Fontaine ne nous a pas fait connaître cette valeur, qu'on peut supposer très-élevée, en constatant que l'exemplaire a été relié par Trautz-Bauzonnet. Quand un prix n'est pas marqué, aléa jacta est.

MM. les bibliophiles, faites vos mises et ne vous endormez pas !

Les livres à figures du xvm* siècle continuent à hausser de prix. Où s'arrêtera cette hausse qui n'est pas encore à son apogée ? M. Fontaine ne contribuera pas sans doute à la faire baisser, en exposant aux yeux des amateurs les plus charmants livres que l'art du dessinateur et du graveur ait enrichis de ses ingénieuses créations. Ce ne sont pas, d'ailleurs, des exemplaires ordinaires que ces volumes, en papier de Hollande, en belles reliures anciennes ou en délicieuses reliures modernes ; les bibliophiles connaissent mieux aujourd'hui que les libraires, ou du moins autant. N'ont-ils pas, pour s'instruire et pour se guider, l'excellent ouvrage de MM. Cohen et Charles Mehl ? Ils seront encore mieux renseignés et mieux dirigés, s'ils prennent la peine de recourir aux savantes monographies iconographiques, composées par M. Emmanuel Bocher, ou s'ils ont le bonheur d'obtenir les conseils du plus expert dilettante, du connaisseur le plus raffiné en matière de vignettes gravées et de livres à figures, M. E. P. C'est, m'a-t-on dit, ce bibliophile dévoué et passionné qui a remis en faveur, et pour longtemps sans doute, les beaux et gracieux volumes illustrés par le dessin et la gravure sous Louis XV et Louis XVI. Comme je les ai vus négligés et presque décriés, ces merveilleux volumes dont l'exécution matérielle, il est vrai, vaut cent fois mieux que le mérite littéraire! A cette époque, il y a quarante ans, les œuvres de Dorat pourrissaient sur les quais, et j'achetais 60 francs, chez Techener père, un magnifique exemplaire des Chansons de la Borde, relié par Derome, pour une belle ignorante, qui me remercia, en disant : "C'est très-gentil ! Je n'aime que les images dans les livres." Que dirait-elle aujourd'hui, en ouvrant de grands yeux étonnés, si elle pouvait savoir le prix de ces admirables volumes, qu'elle livrait sans pitié aux mains brutales et inconscientes d'un enfant capricieux ?

Voici donc, à l'intention des belles ignorantes, un petit extrait du Catalogue de M. Fontaine :

N°480-82, trois exemplaires des Métamorphoses d'Ovide, traduites par l'abbé Banier, avec figures dessinées par les meilleurs peintres français, 1 ,000 fr. et 800 fr. — N° 645-47, Les Baisers de Dorât, 2,000 fr., l,600fr. et 800 fr. (Un mot profond d'une belle ignorante : « J'en donnerais cent à meilleur marché ! ») — N°» 685-86, Fables de La Fontaine, avec figures d'Oudry, 1500 fr., 2,500 fr. — N° 705, Fables de Dorat, 900 fr. — N° 696-98, Contes et Nouvelles de La Fontaine, sans prix (peut-être 3,500 fr.), 1,500 fr. et 850 fr. — N° 706-708, Recueil des meilleurs contes, 600 fr., 700 fr., l,600fr. — N° 731 -32 bis, Chansons de la Borde, 4,000 fr., sans prix (peut- être 6,000 fr.), 4,500 fr. — N° 915-18, Les amours de Daphnis et Chloé, édit. du Régent, 1,200 fr., 1,250 fr., 1,000 fr. — N° 951- 52 bis, le Temple de Gnide, 1,800 fr., sans prix (peut-être 2,500 fr.), 700 fr., 400 fr. — N° 998-99, Romans de Voltaire, 500 fr., MO fr. — N° 1004 et 1005, Le Paysan et la Paysanne pervertis, sans prix (12 ou 1,500 fr.), 800 fr. — N° 1006, Les Contemporaines, 900 fr. — N° 1008, Les Nuits de Paris, 900 fr. (« Est-ce une nuit ou plusieurs nuits?» dira quelque belle ignorante). — N° 1.013 Amours de Faublas, 1,200 fr. — N° 1061-62, Decameron de Bocace, 1,200 fr. chaque exemplaire. — N° 1042-43, Heptameron, de la Reine de Navarre, 1,100 fr., 1,300 fr. — N° 105), Contes des fées, de Perrault, 1,500 fr., etc. Ce sera le coup de grâce pour les belles ignorantes, qui connaissent du moins ces contes-là et qui penseront que les hommes, qui les achètent à si haut prix, sont devenus fous et indignes d'elles. Mais ce ne sont pas seulement les livres à images, dont les prix ont décuplé et centuplé.

Que de livres, qui n'ont pas la moindre estampe à montrer aux dames, coûtent aussi cher que les livres à vignettes du XVIIIe siècle ! Les vieux poètes des XVe et XVIe siècles, par exemple : N° 522, Villon, 1,500 fr. ; N° 526, Alain Chartier, 1,200 fr. ; N° 528, Coquillart, sans prix (à coup sûr 3,000 fr.); N° 529, Crétin, 1,300 fr.; N° 536, Triomphe de la noble et amoureuse dame, 800 fr. ; N° 539, Controverses des sexes masculin et féminin, 1 ,500 fr. ; N° 540, Bonaventure des Periers, 700 fr. ; N° 541, L'Adolescence Clémentine, 1,500 fr. — N° 542, Clément Marot, 2,500 fr. ; N° 542 bis, le môme, 1 ,200 fr.; N° 543, le même, l,400fr. ; N°552, Marguerite de Navarre, 1,200 fr., etc., etc., etc.

Dira-t-on encore que la Poésie a passé de mode et qu'on n'en veut plus? Et les Conteurs et les Facéties? N'est-ce pas justice d'élever une statue à Rabelais, dont les œuvres trouvent marchand à tout prix? N° 958, le Tiers livre, édit. de Lyon, 1546, sans prix, c'est-à-dire 3 ou 4,000 fr. ; N° 960, édit. de 1741, en trois volumes in-4, 740 fr. ; N° 962, la môme : 6,500fr. C'est si bon de rire avec Rabelais, qu'on ne peut pas payer trop cher ce plaisir ! On rit aussi avec Béroalde de Verville, mais ce rire-là est à meilleur marché, quoique le Moyen de parvenir vaille cent fois mieux que Roger Bontemps (N° 1104, 1,150 fr.) et le Facétieux réveille-matin des esprits mélancoliques (N° 1196, 450 fr.)

M. Fontaine me prie de mettre fin à ce découpage fantaisiste de son Catalogue, que les bibliophiles, grands et petits, sont impatients de lire tout d'une haleine, en faisant eux-mêmes leurs observations et leurs choix dans les classes et dans les séries qui les intéressent plus particulièrement. Je ne me pardonnerais donc pas de faire attendre les bibliophiles et de les empêcher de jouir plus tôt du bonheur de s'égarer, par la pensée, dans les sentiers fleuris de l'heureux domaine de la bibliophilie. Il faut que le Catalogue, annoncé et promis depuis trois ou quatre mois, paraisse enfin et donne satisfaction à l'attente générale. Un jour de retard me serait compté, comme un méchant procédé, par toutes les personnes qui aiment les livres. Et pourtant je n'ai pas dit la moitié de ce que j'avais à dire sur ce Catalogue, si plein de belles choses et si digne de faire la joie et l'admiration des bibliophiles, et non aultres, ajouterait notre maître François Rabelais. Mais, au moment où je prends congé des bibliophiles et des livres, M. A Fontaine m'envoie un autre Catalogue, non plus un Catalogue de sa librairie, mais un Catalogue d'objets d'art. Ce Catalogue est lui-même un très-beau livre, tout resplendissant de chromolithographies, de gravures sur bois et d'eaux-fortes signées par Jacquemart et Flameng. Son titre fantaisiste n'annonce rien moins qu'un Catalogue : Promenade à travers deux siècles et quatorze salons, par Lucien Double. Dès le premier salon, je me trouve en pays de connaissance et je rencontre la magnifique collection formée par M. Léopold Double et bien connue de tous les amateurs d'objets d'art et de meubles historiques. Je traverse à la hâte les quatorze salons, sans m'arrêter devant les merveilles qu'ils renferment, et j'arrive à la bibliothèque, car M. Léopold Double a encore une bibliothèque, quoiqu'il ait vendu, il y a quinze ans, celle qu'il avait réunie à grands frais et qui restera célèbre entre toutes.

Un bibliophile est et sera toujours bibliophile. Je laisse la parole au spirituel Cicérone qui m'accompagne dans cette intéressante Promenade : « La bibliothèque nous attire ; « un regard seulement à ce Patelin, édition originale, relié par « Trautz-Bauzonnet ; à cette édition originale (1673) de Molière, « dans sa vieille reliure de maroquin rouge ; à ces Baisers de « Dorat, exemplaire en maroquin vert aux armes de Marie-Antoinette ; à ces Ordonnances royaux, qui portent les armes de « François Ier ; à ce Malherbe du comte d'Hoym.... » Halte-là! Ces beaux livres ne sont pas à vendre, Dieu merci ! et les bibliophiles me reprocheraient de leur faire venir l'eau à la bouche, en leur parlant davantage d'une bibliothèque inamovible qui va peut être leur enlever quelques-uns des plus précieux volumes du Catalogue de M. Fontaine.

P.-L. JACOB, bibliophile."

Merci d'avoir eu le courage de lire en ligne (je sais que ce n'est pas facile de rester près de 10 minutes derrière son écran à lire un texte qu'on aimerait avoir en vrai papier dans les mains...)

Mille mercis donc pour votre persévérance,

Amitiés,
Bertrand

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